
« Le premier symptôme ? Les rejets ! Des élites, partout… qu’elles soient politiques, syndicales, religieuses… Les élites ne font plus recettes. Elles ne correspondent peut-être plus aux aspirations de demain. C’est aussi le rejet de certitudes qui s’étaient installées dans le temps, comme la remise en cause des formes de salariat. Nous voyons davantage d’autoentrepreneurs, notamment… ce n’est qu’un exemple. Ce sont aussi de nouvelles formes de violences : les gilets jaunes, les fake news… Ce qui nous touche plus en agriculture, c’est l’agri-bashing !
Pour l’orateur, c’est aussi un certain nombre de ruptures. Il pense notamment à celle qui s’est installée dans les 50 dernières années : les 3C (container-computer-credit card) qui ont révolutionné le monde. Ces trois éléments n’existaient pas dans les années 60… Depuis ils ont révolutionné le monde. Les containers, on en voit partout sur toutes les mers du globe. C’est par ce biais que la Chine a pu envahir le monde de son industrie. Pour le pc (personal computer), le premier date de 1976, la suite on la connaît. Les cartes de crédit ont vu le jour dans les années 60. À l’image des 3C, le digital est une véritable rupture dans nos vies. C’est aussi des ruptures scientifiques. Il prend pour exemple : les ciseaux génétiques, des travaux grâce auxquels on a notamment pu créer les vaccins à ARN messager… Ce sont aussi des ruptures philosophiques. Si les élites sont contestées, on voit la génération Greta, le mouvement Woke prendre de l’ampleur. Du côté philosophique, des plaques tectoniques sont en train de bouger. »
Toutefois, du positif en ressort. « On voit de nouveaux rêves : comme l’iPhone qui envahit la planète en seulement 5 ans. Steve Jobs a simplement créé un outil pour pouvoir écouter de la musique sur son téléphone. La demande a suivi. Les nouveaux rêves sont un élan extraordinaire de créativité. Partout dans le monde naissent des start-up… Elles sont synonymes de nouvelles appréhensions des choses. Leur méthode de fonctionnement est fondamentalement nouvelle. C’est une vraie renaissance dans la façon d’entreprendre ! »
Autre phénomène nouveau, c’est l’intrapreneuriat (démarche d’entrepreneuriat au sein de l’entreprise – l’entreprise laisse à ses salariés le soin de développer en interne des projets économiques innovants, en leur accordant une large liberté dans la mise en œuvre de ces projets.) qui est lié à ce besoin de créativité. Et ce dont je suis sûr c’est que l’agriculteur ne va pas échapper à cet élan.
Le contexte de l’agriculture au 21e siècle
Pour l’agriculture, les enjeux sont nombreux :
– 10 milliards d’humains. Nous avons mis des millénaires à arriver à 1 milliard d’habitants et en seulement 250 ans, (à partir d e 1800), la population mondiale passera d’1 à 10 milliards d’individus. Et il va falloir les nourrir. Cette progression exponentielle posera une série de problèmes à résoudre comme la totale inadéquation de la répartition de l’homme sur la planète. « On dit souvent qu’il faut produire local… Il faut surtout manger local là où on est capable de produire ce qui est possible de manger sur place. A contrario, il y a des régions dans le monde où ce n’est pas le cas. Actuellement 50 % de la population est dans un cercle qui englobe le Japon, les Corées, la Chine, l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Pour une bonne partie, il n’y a pas beaucoup de terres cultivables. Si on ne travaille pas pour nourrir un certain nombre d’autres populations, celles-ci vont s’accaparer des terres ailleurs. C’est ce qu’ils ont déjà commencé à faire et ça devient un vrai drame. D’autant plus que si on se projette en 2050, on aura 85 % de la population de la planète sur un axe de Tokyo à Lagos, 75 à 80 % dans les villes et la moitié dans des bidons ville. L’enjeu de nourrir l’humanité, il est là ! »
– la santé globale (global health) soit ce qui lie la santé des sols, celle des plantes, des animaux et des hommes. « Je pense que l’élevage est au cœur de ces éléments-là. Car c’est un secteur dans lequel on a dû combattre nombre d’épizooties. Ce lien entre la terre, les plantes, les animaux et les hommes, il est réel. »
– réparer la planète : une telle augmentation de la population mondiale ne s’est pas faite sans dégâts « Nous sommes à un moment où il faut penser à réparer les choses si on veut penser à la survie de l’humain. »
Et d’en venir au renouvellement des hommes. « On arrive à une période où en France en tout cas, la Belgique devrait suivre la même tendance, 45 % des agriculteurs vont devoir être remplacés dans les 10 ans. Les enjeux du renouvellement des hommes et de l’attractivité de nos métiers sont fondamentaux. »
« L’avènement du consom’acteur est un élément globalement réjouissant. Nous avons des consommateurs qui veulent davantage s’impliquer dans leur alimentation. Ils veulent qu’elle soit saine, verte, en portions et tracée.
La possible disruption de l’alimentation
«Le seul élément de l’agriculture qui n’a pas encore été disrupté, c’est l’alimentation ! Tout le reste l’a été. Il y a des points d’attention qu’il faut absolument prendre en compte pour nos marchés de demain. En France, près d’1/3 des repas est pris hors domicile. En 2000, ce n’était que 4 %. Le changement en 20 ans est énorme.»
Autre élément qui va à l’encontre des idées reçues : les moins de 25 ans mangent des produits ultra-transformés à 60 %. Pourtant, ils veulent par contre ils veulent que ces produits répondent à leurs attentes. : tracés, en connaître la composition, sains, vert mais ils vont continuer à manger ces produits-là.
« Il y a quelque chose qui pour moi n’est pas tabou mais qui nous inquiète en élevage : les néoprotéines comme les algues, plus globalement du végétal, les insectes, et les cellules-souches. »
Et de démystifier les cellules-souches : dans nos contrées, il y a un vrai problème éthique qui fait que le consommateur aura du mal à franchir le pas de ladite protéine. Par ailleurs, on ne peut pas produire de la viande à partir de cellules-souches sans utiliser des éléments qui sont interdits en élevage.
« En ce qui concerne les autres sortes de protéines, il va falloir pouvoir les travailler par nous-mêmes car on va en avoir besoin. L’augmentation de la population mondiale de plus d’un tiers dans les 30 prochaines années est considérable. D’autant que dans un même temps, le niveau de vie de cette population va augmenter. Le besoin en protéines ira en augmentant jusqu’à près de 50 %. La production de ces nouvelles protéines est donc un vrai challenge. L’élevage seul ne suffira pas à combler la totalité de ces besoins. Si l’élevage aura toujours sa place et qu’il faudra continuer à le développer, d’autres possibilités existeront. Et il faudra s’en emparer également. »
Mettre l’agriculture au cœur de l’économie circulaire
« Alors que l’économie circulaire est un concept en vogue, l’une des chances en agriculture, et en élevage de façon assez fondamentale, est d’être au cœur de cette économie circulaire. La bioéconomie peut placer l’agriculture au centre de tout. On peut produire de la nourriture, stocker du carbone et fournir tout ce qui nous sera demandé demain pour l’économie verte. Si l’alimentation est en passe d’être disruptée, d’autres marchés sont en train de s’ouvrir. Le renouvelable est tendance mais va devoir s’imposer car pour certaines matières, les stocks seront vides. Qui va pouvoir le faire ? L’agriculture ! »
« J’ai un vrai parti pris, celui de l’agriculture de conservation. Je pense qu’à travers elle on peut résoudre un triptyque : stockage du carbone, maintien de la biodiversité, capacité de garder de l’eau dans le sol à un moment où sa disponibilité va être de plus en plus aléatoire. »
Dans cette agriculture, de vraies opportunités existent pour l’élevage dans sa globalité. »
Des moyens nouveaux offerts par la technologie
Les nouvelles technologies offrent à l’éleveur des moyens nouveaux qui sont assez considérables.
M. Pillaud pense notamment aux biotechs, pour lesquelles il existe un véritable challenge. « On nous dit qu’il va falloir une agriculture avec moins de chimie, des solutions sont donc à trouver ! C’est là que les biotechnologies et la science vont pouvoir apporter de nombreuses solutions »
Il pense aussi à la génétique, secteur dans lequel l’élevage n’a rien à envier à bien d’autres secteurs d’activité, et aux nanotechs, soit à tout ce qui touche au travail des molécules.
Quant au numérique, les agriculteurs n’ont rien à envier aux autres catégories socioprofessionnelles et particulièrement les éleveurs. Toutefois, il reste encore beaucoup à faire et notamment sur le statut de la donnée. « Car nous sommes dans un milieu particulier où toutes nos entreprises sont des micro-entreprises, dont toutes les données sont réparties dans plusieurs bases différentes. Chaque société a son pré carré qu’elle veut protéger mais nous ne sommes actuellement pas en capacité de faire travailler la donnée tel qu’on devrait le faire. L’enjeu, il est là ! » Deux solutions sont possibles : soit on laisse des énormes hub qui peuvent être agricoles et qui sont capables d’agréger les données et d’en faire des outils pour l’élevage – l’orateur ne tient pas à ce modèle –, soit on se met en position de pouvoir le faire en commun. »
Demain, le numérique au cœur de nos fermes
« Un élément qu’on ne doit jamais perdre de vue : le numérique doit être un outil de simplification du travail de l’éleveur, tant pour diminuer l’astreinte que la pénibilité physique des tâches. la robotisation de la traite de l’alimentation… est importante. Les clôtures virtuelles sont aussi un outil exceptionnel pour le pâturage tournant dynamique. »
« Le numérique permet le développement d’outils d’aide à la décision, il y en a de très performants. Il faut qu’on aille beaucoup plus loin. Nous devons être en capacité de monitorer totalement nos fermes. Ce sera d’autant mieux si on y arrive tout en maîtrisant l’outil par nous-même sans confier la totale gestion à des tiers. D’où l’intérêt du numérique en commun et du partage de nos données. »
Il évoque ensuite la nécessaire modélisation au service du changement de modèles. « Le milieu agricole utilise très peu la modélisation, ce qui est pourtant quelque chose de courant dans l’ensemble des secteurs. » Et de prendre l’exemple du jeu Farming Simulator. « Je rêve qu’on puisse avoir demain un jumeau numérique de nos fermes qui nous permette de nous projeter dans l’avenir de nos fermes, que l’on puisse affiner les choses. Cela pourrait nous amener à des avancées considérables. Pour moi, ce n’est pas de la science-fiction, il suffirait que l’on attire dans le secteur les bonnes compétences pour le faire. Et elles existent ! »
Autre élément : la communication. « Je pense que le principal vecteur n’est autre que nos propres produits, l’aliment. On le voit déjà avec des produits d’origine protégée. Le Comté, par exemple, est un excellent passeport du mode de conduite des élevages de ceux qui le font. Car il existe une traçabilité ancestrale pour ce type de produit. L’aliment doit devenir notre passeport. Il faut qu’il soit tracé, transparent, sans aucun tabou. Bien souvent, un doute s’installe dans l’esprit du consommateur parce qu’on veut lui cacher un certain nombre de choses dans le processus de fabrication d’un aliment. Pourquoi les cacher ? Il faut au contraire les démystifier. La transparence et la traçabilité sont deux éléments essentiels ! »
Il poursuit : « Il faut par ailleurs continuer à communiquer sur ces éléments ! Si on veut véritablement communiquer sur nos métiers, à travers nos produits, à travers nos façons de faire, c’est aussi emmener nos voisins sur nos exploitations. ils sont nos premiers ambassadeurs. »
« La combinaison du numérique en communication n’a d’intérêt que s’il a un prolongement dans la vraie vie. Et qui dit communication, dit aussi communiquer sur l’impact positif que nos pratiques peuvent avoir demain sur les besoins des gens ! Il faut qu’on ose le dire, et ne pas laisser pas la parole à nos détracteurs ! »
De quoi avons-nous besoin demain ?
« Pour ce faire, je pense que la première chose est de créer un vrai leadership européen en matière de numérique agricole. Gaia X est une organisation européenne agricole qui tente d’obtenir un maximum de données pour les faire travailler ensemble, mais qui est encore à la peine. Cet enjeu est pourtant fondamental ! Nous sommes le berceau de l’agriculture ; nous ne devons pas laisser le soin à d’autres de le faire à notre place. »
« La mobilisation des talents est en outre primordiale, raison pour laquelle il faut avoir un discours positif sur notre métier sur ce qu’on fait. C’est le métier le plus noble que de nourrir les gens, réparer la planète, stocker du carbone et travailler pour la santé. »
« Qui dit mobilisation des talents dit mobilisation de fonds pour pouvoir les payer. Car souvent quand on quitte le milieu agricole, c’est à cause d’un salaire peu attractif. »
« La formation est un autre élément clé. Il est nécessaire de créer des formations nouvelles, de façon à attirer des codeurs et des développeurs informatiques vers l’agriculture. Nous avons un énorme besoin de formations croisées d’ingénieurs agronomes qui soient également codeurs. »
« Pour ce faire la mobilisation des fonds agricoles est nécessaire. Nous les avons au niveau européen, mais ils sont trop disséminés. Il faut donc s’organiser pour peser dans la balance et les mobiliser.
Et de conclure : « Le numérique est le plus extraordinaire des moyens que la technologie ait pu nous offrir mais attention, c’est aussi le plus mauvais des maîtres. L’autonomie de décision doit rester sur nos fermes, et ne pas la laisser à d’autres qui, par le biais du numérique, décideront pour vous. Le pouvoir de décision doit plus que jamais rester dans les mains de l’éleveur ! »
