la poudre

Les journalistes se sont intéressés aux laiteries belges, mais leurs investigations auraient porté les mêmes fruits pourris, ailleurs partout en Europe et dans le monde des riches. Les producteurs laitiers belges souffrent de crises à répétition, et leurs revenus jouent au yoyo depuis la décision en 2009 de supprimer les quotas en 2015 au sein de l’Union Européenne. Inutile de vous rappeler les multiples péripéties, drames individuels, manifestations, lesquels ont secoué un secteur fragilisé sciemment par l’industrie agroalimentaire. Celle-ci a tout intérêt à acheter une matière première à bas prix, afin de la transformer et la commercialiser pour en tirer un maximum de profit.
Oh, bien sûr, les laiteries ont toujours tenu un discours angélique et prétendu la main sur le cœur « qu’ils sont du côté des producteurs » ! L’industrie laitière, dans ses modalités de payement et par la voix des délégués commerciaux, pousse tant qu’elle peut vers la surproduction, en octroyant des primes à la quantité livrée, en encourageant les investissements, en créant un climat de compétition, une volonté de performance, un système institutionnalisé de fuite en avant. On ne trait plus avec une pipeline, 40 vaches à 6.000 litres/an nourries à l’herbe, mais plutôt 2 à 300 vaches à 10.000 litres/an, nourries principalement au maïs et soja, et traites à l’aide de cinq ou six robots. Les troupeaux de belles vaches disparaissent des prairies, remplacés par du matériel de fauche et de récolte, puis des épandeurs à lisier. Comme elle est bucolique et sent bon, notre campagne en 2024 !
Fort bien ! Si ce système intensif faisait le bonheur des fermiers et leur assurait un revenu décent, ce serait plus ou moins parfait, dans le moins mauvais des mondes ! Hélas, que nenni ! Les éleveurs laitiers d’aujourd’hui ne sont pas plus heureux, plutôt moins, que nous autres voici trente ans, avec notre pipe-line ridicule et nos vaches dodues au rendement laitier limité. Les trayeurs sont tout autant, sinon bien davantage, prisonniers de leurs vaches et de leurs emprunts, ultra-dépendants de leurs acheteurs, de leurs banques et des aides de la Pac.
Le Doc Shot de jeudi a pointé du doigt l’évolution du secteur agricole laitier belge, les errements mais également la réelle bonne volonté des fermiers, persuadés d’agir au mieux : convaincus, catéchisés par la logique productiviste et consumériste qui régit notre société. Les agriculteurs belges ne sont pas les seules victimes de l’industrie alimentaire, loin s’en faut ! Ainsi, du lait bon marché à la ferme, les laiteries retirent le beurre, très demandé sur les marchés mondiaux. Le lait écrémé est séché, et la poudre est commercialisée de toutes les manières possibles. Elle retourne dans les exploitations agricoles pour nourrir les veaux ; elle est utilisée dans l’alimentation humaine, pour nourrir les bébés, mais également dans les plats préparés et la junk food, etc. Et elle est expédiée… en Afrique !
Et ça, c’est absolument dingue ! On reconstitue un lait entier pour les Africains en y ajoutant des matières grasses végétales, afin de remplacer les bonnes graisses du beurre ! Bien entendu, n’imaginez pas que l’industrie laitière utilise des matières nobles… Afin de maximiser le profit, le « lait entier » est reconstitué à l’aide de graisse bon marché, de palme ou de coco, hydrogénée pour donner une texture adéquate au produit fini. Miam miam ! Rien que des bons acides gras « trans », qui vous bouchent les artères et n’ont aucun intérêt alimentaire…
Et ce n’est pas tout ! Le pire réside dans le prix de ce produit douteux : 30 % moins cher que le lait local ! Les producteurs laitiers sénégalais, burkinabés, maliens, mauritaniens, ivoiriens…, ne peuvent concurrencer cette « bonne poudre de lait » belge, et tous leurs efforts pour créer une filière agroalimentaire rentable sont anéantis ! L’exode rural des jeunes vers les villes s’accélère, et ceux-ci embarquent dans des radeaux et des barques de fortune, pour aller mourir en mer en direction de l’Eldorado européen, lequel massacre impitoyablement leur agriculture locale.
Mettez-vous à leur place : imaginez l’entrée chez nous d’une poudre de lait pourrie, néo-zélandaise ou américaine, qui enfoncerait les prix planchers d’ici vers des abysses insondables ! Les fermiers wallons ont manifesté en début d’année avec virulence, et dénoncé l’importation de produits agricoles, et voilà que, à l’insu de leur plein gré, leur lait transformé file vers l’Afrique, et déclenche par effet domino l’arrivée de migrants désespérés…
« Mais nous, on n’y peut rien », me direz-vous ! Bien sûr que non, mais tout de même peut-être un peu ? Au moment d’acheter un nouveau robot de traite, d’investir dans la construction d’une étable, de composer la ration de ses vaches laitières, de vouloir absolument augmenter sa production, sans doute faudrait-il se poser davantage de questions : « Que va-ton faire de mon lait ? », « Est-ce bien malin de produire toujours plus et de faire exploser l’offre sur les marchés ? », « Suis-je heureux de contribuer ne fût-ce qu’un tout petit peu, par ma surproduction et mon asservissement au système capitaliste, à la destruction de la paysannerie africaine ? ». Le système actuel ne vend du rêve à personne, si ce n’est aux industriels et aux financiers.
Posez-vous des questions, faites parler la poudre de lait… Elle en a, des choses à nous raconter !
