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Notre enfance a régné

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« Le pape est mort ; le nouveau pape est appelé à régner. Araignée ? Quel drôle de nom pour un pape ! Pourquoi pas Libellule, ou Papillon ? »

Cette comptine m’est revenue en tête dès l’annonce du décès du souverain pontife, avec cette autre chansonnette : « L’araignée Gipsy monte à la gouttière. Tiens, voilà la pluie ! Gipsy tombe par terre. Mais le soleil a chassé la pluie ! L’araignée Gipsy r’monte à la gouttière. Tiens, voilà la pluie… ». Au fond de nous, l’enfant est resté bien vivant, et tous les apprentissages reçus durant les premières années de notre vie restent gravés de manière indélébile dans notre cerveau. C’est pourquoi, sans doute, 99 % des agriculteurs sont eux-mêmes filles et fils de fermiers, et n’ont guère envisagé d’exercer une autre profession. Nous avons tout appris chez nous, dans notre famille, puis l’école nous a apporté d’autres outils, d’autres connaissances. Nous a troublé l’esprit et dévoyés, quelque part…

Quand nous sommes nés, nous avons reçu une boîte à outils avec quelques ustensiles : notre genre, nos caractères physiques. Puis dès les premiers jours, voire déjà dans le ventre douillet de notre maman, des tas d’informations nous sont parvenues, des stimuli sensoriels. Des sons, des odeurs, des saveurs, des sensations. Et notre boîte à outils s’est remplie peu à peu de toutes sortes d’apprentissages : parler, marcher, interagir avec notre environnement, communiquer avec nos proches. Les deux premières années, paraît-il, sont cruciales dans la construction de notre personnalité.

Naître dans une famille agricole durant les années 1950, c’était jeter ses premiers regards sur un monde d’avant, être accueilli au sein d’une communauté aux traditions vieilles de mille ans, rigides et codifiées. Grandir dans un milieu rural et paysan, c’était apprendre à obéir, à se rendre très tôt utile, à respecter les supérieurs, à faire passer le bien commun avant le sien personnel. Jamais se plaindre et toujours travailler. C’était exagéré, comme toute forme d’entraînement l’est sans doute, si l’on veut s’endurcir pour être apte à affronter les vicissitudes de notre passage sur Terre. D’avance, on nous a fait comprendre : « La vie, mon petit gars, n’est pas une partie de plaisir. Va falloir s’atteler à des tâches pas toujours agréables ! ».

Et maintenant, en 2025 ? Comment sont éduqués les enfants d’agriculteurs ? Quels apprentissages viennent compléter peu à peu leur boîte à outils ? Sont-ils « drillés » dès le berceau ? Aujourd’hui, les parents ne sont plus omniprésents dans les fermes comme autrefois. Souvent, la maman - ou le papa - exerce un emploi à l’extérieur, pour son épanouissement personnel ou plus prosaïquement, pour aller chercher une autre source de revenu que celui - maigre et aléatoire - dégagé par l’exploitation agricole. Une maman, c’est important ; un papa tout autant ! Les tout-petits rejoignent dès lors les crèches et autres gardiennes, pour pallier l’indisponibilité des parents trop occupés à gratter la terre, soigner les animaux et gagner leur vie. Les plus chanceux vont chez Papy et Mamy.

Le fils et filles d’agriculteurs sont donc sociabilisés dans des milieux autres que le vase clos de la ferme. Ils sont moins imprégnés d’agriculture, respirent un autre air que celui dégagé par les activités agricoles. Mon épouse dit souvent qu’elle n’a connu les autres enfants du village qu’à son entrée à l’école primaire, car la maternelle n’existait pas dans sa localité. Et chez les fermiers de notre génération, on déplore notre peu d’entrain à aller vers les étrangers, notre effacement et notre méfiance ! Les enfants de 2025 seront sans doute davantage ouverts à leurs semblables. Trop, peut-être ?

En outre, de nos jours, mille occupations annexes sont proposées voire imposées aux enfants, « pour qu’ils soient comme les autres » : sports, danse, musique, chant, théâtre, stages de ceci et cela, fêtes d’anniversaires… Tout cela n’existait pas dans les années 1960 et 70, et les seules distractions consistaient à monter un élevage de lapins (des bleus chers à Marlène, et des roux), soigner quelques poules, seconder Maman pour donner à boire aux veaux, s’essayer à traire, manipuler des ballots de foin, jouer à cache-cache dans les coins et recoins de la ferme, etc, etc. Ce genre de jeux vous attachait à un environnement bien précis, une ambiance rassurante de parfum d’enfance qui s’inscrivait à jamais dans votre cerveau et allait conditionner toute votre vie.

Mais aujourd’hui ? Cette imprégnation, ce conditionnement ne façonnent plus la personnalité des fils et filles d’agriculteurs. Arrivés à vingt ans, ils ont beaucoup moins le feu sacré pour l’agriculture telle que nous, les « anciens », la concevons et la vivons depuis notre premier souffle sur Terre. Les temps changent. Les machines ont pris le pouvoir, et les jeunes fermiers sont davantage des conducteurs d’engins que de vrais paysans. Leur éducation familiale et scolaire les a formés en gestionnaires d’entreprises, en techniciens, en salariés de grosses entités.

Le modèle « familial » paysan s’efface dramatiquement. Tiendra-t-il encore dix ans ? Il est remplacé peu à peu par l’araignée industrielle, laquelle tisse sa toile à grande échelle : une agriculture pensée pour servir les intérêts de l’agro-industrie, sans aucun égard pour l’épanouissement de ses acteurs de terrain. L’araignée Gipsy monte et r’monte à la gouttière, rien à faire…

La vieille agriculture est morte ; une nouvelle agriculture est appelée à régner. Araignée, quel drôle de nom pour une agriculture ! Pourquoi pas Libellule, ou Papillon ?

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