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Chèvrerie de la Croix de la Grise : «Je suis un peu un ovni dans l’agriculture wallonne»

Havinnes. Aux confins du Tournaisis. L’horizon « colline » doucement aéré de cette poignée de lumière. Le sentiment limpide de la vie éphémère, le réel toujours du côté du réfractaire, du fugitif, de ce sentiment qui nous voue au déchirant et au contradictoire. Au bout du chemin méandreux, Vincent Delobel plante un décor qu’il dessine et colore au quotidien.

Temps de lecture : 11 min

Benjamin d’une famille de cinq enfants qui occupe des terres agricoles depuis environ 300 ans, à cheval sur Havinnes et Béclers, ses parents reprennent l’exploitation familiale en 1982 comprenant alors 45 vaches laitières avec un quota de 250.000 litres sur une superficie totale de 20 hectares dont 9 hectares de prairies permanentes, du maïs et un peu de betteraves.

Passage en bio et vente des vaches laitières

En janvier 1997, l’exploitation passe entièrement en bio. Ses parents arrêtent le maïs, ressèment toutes les prairies avec des graminées et des légumineuses, cultivent leurs propres céréales. Une démarche encore novatrice à cette époque.

Limiter les investissements, les réaliser au maximum sur fonds propres, telle est  la philosophie de Vincent à l’aune des diverses expériences familiales du passé.
Limiter les investissements, les réaliser au maximum sur fonds propres, telle est la philosophie de Vincent à l’aune des diverses expériences familiales du passé. - M-F V.

La petite laiterie qui avait accepté de collecter leur lait bio séparément a été rachetée par Lactalis au début des années 2000, poussant ses parents à en démarcher une autre.

« C’est à ce moment qu’ils choisissent de vendre les vaches pour acquérir, en janvier 2002, un troupeau de chèvres, après avoir trouvé un transformateur à Lochristi (entre Gand et Anvers) à la recherche de lait de chèvre bio » se remémore Vincent Delobel ajoutant que cette filière « commençait à se développer tout en restant malgré tout très marginale ».

Livraison du lait de chèvre à Lochristi

Le troupeau de 150 chèvres de race Saanen vient de Vendée. « Ce sont un peu les Holstein de la chèvre » sourit-il en se rappelant leur arrivée sur l’exploitation dans un camion-remorque à double étage.

La famille Delobel démonte la salle de traite des vaches pour en installer une pour les chèvres. Elle doit surtout démarrer une nouvelle relation commerciale : « auparavant c’était la laiterie qui venait chercher le lait, c’était désormais nous qui devions le livrer trois fois par semaine à Lochristi dans une petite camionnette d’occasion dans laquelle nous avons installé un ancien tank à lait ».

Vincent se souvient surtout d’une période difficile pour ses parents en raison du prix « très bas » offert par le transformateur, « parce qu’il n’y avait pas vraiment de marché pour le lait de chèvre bio, il fallait accepter le prix que l’on nous donnait, soit 0,50 €/litre, un chiffre très proche de celui que l’on recevait pour le lait de vache, alors qu’un litre de lait de chèvre coûte le double de celui de vache ».

Les Delobel travaillent quatre ans durant avec ce transformateur. Mais pour tenir le rythme, ils se rendent compte qu’ils devront accroître leurs volumes. Et passent donc progressivement de 150 à 220 chèvres en 2005. Franchi ce cap, il ne leur était plus possible d’être autonomes en termes d’alimentation, sans compter la difficile gestion du parasitisme.

Une fin de collaboration signifiée… par fax

En janvier 2006, le transformateur flamand, qui avait trouvé un producteur avec un troupeau de 500 chèvres, leur a signifié par fax l’arrêt de leur collaboration. « Du jour au lendemain, juste avant les naissances et la reprise de la production, nous avons perdu notre seul débouché » souffle Vincent en ajoutant « qu’il n’y avait pas d’autre preneur pour de tels volumes de lait de chèvre bio ».

Vincent a réussi à trouver le point d’équilibre entre autonomie du côté des intrants  et une bonne valorisation de la production dans le respect du bien-être animal.
Vincent a réussi à trouver le point d’équilibre entre autonomie du côté des intrants et une bonne valorisation de la production dans le respect du bien-être animal. - M-F V.

La famille Delobel accuse ce coup du sort et décide de vendre un maximum de chèvres « tant qu’elles étaient pleines ». Elles prendront la direction d’un élevage en pleine expansion en Campine, près de la frontière néerlandaise et de ses nombreuses laiteries et filières plus structurées dédiées à cette production particulière.

Le difficile apprentissage du circuit court

Ils sont restés avec une trentaine de chèvres, « les plus petites, les plus vieilles » que l’acheteur n’a pas voulu prendre.

Pour subvenir aux besoins de la famille, le père de Vincent, enseignant de formation, est parti travailler à l’extérieur à temps-plein, tandis qu’avec sa mère, il se met à transformer, dans la cuisine, le lait de chèvre en fromage. « Nous avons tenté de démarcher quelques clients mais c’était très difficile… Cela ne semble pas très loin, mais en 2006, ni le chèvre, ni le bio, ni le circuit court n’étaient encore à la mode ».

C’est pourtant le tout neuf attrait pour cette tendance balbutiante qui va les sauver. Plus précisément un beau jour où une enseignante leur demande de venir rendre visite aux petits ruminants avec sa classe. « Nous avions eu plus de 150 chèvres pendant plusieurs années, cela n’intéressait alors personne » s’amuse rétrospectivement Vincent.

La ferme pédagogique, véritable planche de salut

Le tout nouvel engouement des citoyens pour le locavorisme, les animaux et les productions de proximité sera leur planche de salut. Ses parents démarrent, avec les moyens du bord, une activité de ferme pédagogique.

« Cela leur a permis de générer une source de revenus supplémentaire et immédiate, et en même temps, d’attirer du monde sur l’exploitation et de faire connaître notre fromage » rembobine Vincent, ajoutant, « nous avons en quelque sorte pu renaître de nos cendres grâce à la ferme pédagogique ».

«Tout se déroule en circuit court, il n’y a jamais plus d’un intermédiaire  entre le consommateur et nous».
«Tout se déroule en circuit court, il n’y a jamais plus d’un intermédiaire entre le consommateur et nous». - M-F V.

Les contraintes de la ferme (isolée, entourée de prairies mais avec des animaux sociables) se sont transformées en plus-value. La chèvrerie de la Croix de la Grise a donc commencé en 2006 à accueillir des élèves puis des stages pour enfants venus de toute la Wallonie picarde. Une activité qui a permis au père de Vincent de revenir sur l’exploitation.

De Wapi à Newbury en passant par Wageningen

Attiré tant par l’accueil à la ferme que par les chèvres, Vincent nourrissait depuis toujours l’idée de reprendre, à terme, l’exploitation familiale.

Ce ne sera toutefois pas avant d’avoir fini ses études. Contrairement à plusieurs membres de sa famille, il ne fera pas l’agronomie mais se lance dans un bachelier interdisciplinaire conjuguant sciences économiques, politiques et la sociologie à Louvain-la-Neuve.

Une formation qu’il complète par une « mineure » en faculté d’agronomie avant de filer à Wageningen, la célèbre Université agricole des Pays-Bas, pour y boucler un master en développement et innovation rurale.

Vincent trait une septantaine de chèvres laitières, « un nombre idéal  par rapport à la structure de la ferme », estime-t-il.
Vincent trait une septantaine de chèvres laitières, « un nombre idéal par rapport à la structure de la ferme », estime-t-il. - M-F V.

Il effectue dans la foulée un stage rémunéré de quatre mois dans un centre de recherche indépendant en agriculture biologique à Newbury, dans le centre de l’Angleterre.

L’expérience internationale s’achève en 2014, Vincent se sent prêt à revenir travailler sur l’exploitation familiale, d’abord comme aidant avant de la reprendre entièrement en janvier 2016 à la retraite de ses parents.

« Être maître du jeu à toutes les étapes de la chaîne »

Il trait aujourd’hui une septantaine de chèvres laitières, « un nombre idéal par rapport à la structure de la ferme, qui me permet d’être à 100 % autonome en termes d’alimentation, de pouvoir tout transformer et tout commercialiser moi-même en circuit court ».

Vincent aura réussi à trouver le point d’équilibre entre autonomie du côté des intrants et une bonne valorisation de la production dans le respect du bien-être animal.

Le gros des volumes est écoulé sur le marché du samedi matin dans le quartier de la gare  à Tournai mais l’on retrouve aussi les fromages de Vincent dans des petits commerces indépendants, des restaurants, dans d’autres exploitations possédant un point de vente.
Le gros des volumes est écoulé sur le marché du samedi matin dans le quartier de la gare à Tournai mais l’on retrouve aussi les fromages de Vincent dans des petits commerces indépendants, des restaurants, dans d’autres exploitations possédant un point de vente. - M-F V.

« Je vais bien au-delà des normes imposées par le bio en mettant le curseur au plus haut » explique-t-il, ajoutant « je suis à environ 500 litres de lait par chèvre et par an, un bon chiffre, contre environ 900 litres en conventionnel. Notre lait est par ailleurs entre 25 % et 30 % plus riche que la moyenne en raison de la nourriture à base d’herbe, foin, préfané et mélanges produits sur la ferme ».

Sans parler de l’exceptionnelle longévité des petits ruminants, « nous sommes à cinq lactations d’âge moyen de réforme contre une moyenne de 2,6 en Belgique et en France ».

« On est gagnant en diminuant la production laitière par animal, et se baser beaucoup sur le pâturage permet de réduire le coût en matière d’alimentation » déroule Vincent en précisant qu’il fait toute la fenaison lui-même.

Marché et ceinture alimentaire de Tournai

V. Delobel dirige la fabrication des fromages qu’il élabore avec une ouvrière qui vient l’épauler à mi-temps. Il a simplifié la gamme afin de rationaliser la main-d’œuvre, la gestion des débouchés et du flux. « Nous faisons du fromage tartinable en pot, des crottins frais, des bûchettes vendues soit fraîches, soit affinées, des petits camemberts et de la tomme ».

La moitié du lait est moulé à la louche, « j’ai donc tout intérêt à avoir du lait le plus dense et le plus riche possible » précise-t-il.

La chèvrerie de la Croix de la Grise possède un tout petit point de vente destiné au public de passage, surtout aux parents des enfants venus en visite ou en stage dans le cadre de l’activité de ferme pédagogique.

Le gros des volumes est écoulé sur le marché du samedi matin dans le quartier de la gare à Tournai mais l’on retrouve aussi les fromages de Vincent dans des petits commerces indépendants, des restaurants, dans d’autres exploitations possédant un point de vente.

« Tout se déroule en circuit court, il n’y a jamais plus d’un intermédiaire entre le consommateur et nous » pose-t-il, lui qui s’implique aussi au niveau de la ceinture alimentaire de Tournai (dont il est membre du conseil d’administration) qui a démarré des partenariats avec des cantines scolaires.

« Faire beaucoup avec peu »

Limiter les investissements, les réaliser au maximum sur fonds propres, telle est la philosophie de Vincent à l’aune des diverses expériences familiales du passé.

Il s’est lancé dans la construction d’un petit hangar de stockage pour les fourrages sur les anciens silos à maïs, il a agrandi et rééquipé la fromagerie, refait la toiture du bâtiment principal dont il a amélioré la luminosité pour optimiser l’accueil du public. Enfin, il a renouvelé son matériel de fenaison.

La salle de traite comporte quant à elle 2 x 14 places et 2 x 8 appareils de traite.

Quand on ira sur les chemin, à bicyclette…

Vincent Delobel a la particularité de conduire son troupeau de chèvres… à vélo, « celui que j’ai rapporté des Pays-Bas » précise-t-il.

Le secteur caprin a une image très verte, lui-même accorde beaucoup d’importance au pâturage qui se doit d’être « tournant » en raison de l’exposition de ces petits ruminants au parasitisme.

Mais au-delà d’un accueil « temps libre », Vincent envisage les aspects de transmission,  de passion de l’agriculture et de l’élevage en particulier  car malmené dans l’opinion publique.
Mais au-delà d’un accueil « temps libre », Vincent envisage les aspects de transmission, de passion de l’agriculture et de l’élevage en particulier car malmené dans l’opinion publique. - M-F V.

« Nous allons les faire pâturer jusqu’à plus d’un kilomètre de la ferme, ce qui a nécessité un processus d’apprentissage tant pour les chèvres que pour moi qui dois les mener pour les faire changer de parcelle chaque jour ».

Ce pâturage « très dynamique » s’effectue également « au fil » que l’éleveur bouge sur une même prairie pour offrir aux chèvres « un nouveau morceau de gâteau chaque jour ».

« Elles sont toujours très enthousiastes d’aller en prairie, et quand celle-ci est proche, je peux courir devant elles, mais quand elle est plus éloignée, c’est plus compliqué. D’où toute l’utilité du vélo, un coup de sonnette, dont elles connaissent la tonalité par cœur, et elles me suivent » développe-t-il, ajoutant malicieusement qu’il faut un peu « savoir jouer avec leur curiosité ».

Sélectionné et primé par la province du Hainaut

Dans le cadre du « Prix horizons », la chèvrerie de la Croix de la Grise a été repérée et sélectionnée par Hainaut Développement et la Fondation pour les générations futures parmi une trentaine d’entreprises hennuyères qui s’inscrivent dans une démarche de développement durable.

Contacté par la province, Vincent a déposé un dossier plus complet sur lequel s’est penché un jury qui a sélectionné trois finalistes.

La chèvrerie a remporté non moins de trois prix, celui du public, des étudiants de l’UMons et Condorcet (ex-aequo avec l’entreprise thudinienne « La Renarde ») et celui de l’Assemblée des jeunes de la province du Hainaut.

Une histoire de transmission et de passion du métier

Vincent a accueilli ces prix comme une reconnaissance pour sa trajectoire personnelle pour le moins originale.

« On m’a souvent dit que j’étais un peu un ovni dans l’agriculture wallonne car j’ai mené des réflexions et développé des stratégies différentes de ce qui se fait habituellement » reconnaît-il.

« Ce que l’on fait ici, c’est un investissement pour la jeunesse parce que nous accueillons environ 1.500 enfants chaque année à la ferme ».

Mais au-delà d’un accueil « temps libre », Vincent envisage les aspects de transmission, de passion de l’agriculture et de l’élevage en particulier car malmené dans l’opinion publique.

« Il est grand temps de se préoccuper et de nos pratiques et de notre image » indique-t-il en évoquant son propre engagement au sein de la société civile dont il faut pouvoir capter les attentes, préférences et souhaits qui influencent les choix des pratiques et de production agricoles ».

Pour lui, la pédagogie à la ferme n’est pas que du tourisme, « ce n’est pas la société qui débarque à la ferme pour se divertir, il faut que les visiteurs en ressortent bousculés, mais avec beaucoup de douceur » tempère-t-il.

Engagement au sein du Cncd

Actif depuis tout jeune au sein du Cncd (Centre national de coopération au développement) dont il a été le plus jeune administrateur entre 2015 et 2020, Vincent Delobel est depuis toujours sensibilisé aux difficultés des paysans du sud, aux enjeux commerciaux, de souveraineté alimentaire et de dignité humaine.

Au nom du Map (mouvement d’action paysanne) et de la Fugea, il a fait partie d’un groupe de travail du Conseil des Droits de l’Homme sur la négociation et rédaction jusqu’à l’adoption, fin 2018, de la « Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Paysans et des Autres Personnes Travaillant dans les Zones Rurales ».

Marie-France Vienne

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