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Libre dans sa tête

Il faut bien admettre que le métier d’agriculteur ne fait plus rêver les jeunes, quand on constate avec effroi le peu d’engouement qu’il suscite encore parmi nos enfants… Cataloguer les avantages et les inconvénients de la profession pourrait-il aider à mieux comprendre cette désaffection? De fait, les pierres d’achoppement sont plus nombreuses que les pierres angulaires. Mais soyons positifs aujourd’hui et n’évoquons ici que la qualité principale de notre belle activité: la liberté!

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Chaque matin, -je ne sais pas vous? –, au moment d’émerger de mon sommeil, je me fais déjà le film de la journée qui commence. Je me sens «tout-puissant» de pouvoir décider des travaux à réaliser dans les heures qui vont suivre, sans dépendre de quiconque qui viendra me dicter les tâches à accomplir. Quel luxe, par rapport à un ouvrier, un employé ou un fonctionnaire, qui doit exécuter les ordres que ses supérieurs vont lui donner! Bien entendu, il nous faut obéir à la routine, soigner les animaux, s’acquitter des «besognes quotidiennes». Ensuite, -mais sans doute n’est-ce qu’une vue de l’esprit –, nous sommes libres d’organiser la gestion de notre ferme comme bon nous semble: semer de l’engrais, ou herser les prairies, ou réparer une clôture, ou faire l’entretien au tracteur, etc, etc. Cette autonomie de décision contribue grandement à construire une estime de soi, un sentiment de liberté que je n’échangerais contre aucune cage dorée. Alors, chaque matin, je me lève plein d’enthousiasme, content de pouvoir moduler à ma guise les occupations qui m’attendent.

Bien entendu, le concept même de liberté prête à pas mal de subjectivité. Être totalement libre est impossible, et serait même dangereux. Il ferait de vous un ballon sans entrave qui s’envole vers l’espace, pour y éclater dans un vide intersidéral. Déjà, quoiqu’il advienne, nous sommes limités par notre condition animale et humaine. Nos besoins physiologiques nous enferment dans notre corps mortel. Nous sommes obligés de boire et manger, de dormir, d’accomplir des tas de fonctions vitales, comme respirer et transpirer, éliminer nos déchets métaboliques. Il vaut mieux observer des règles d’hygiène, éviter les excès, ne pas pousser trop loin la bourrique si on veut rester en bonne santé le plus longtemps possible. De plus, l’homme est un animal grégaire (politique disait Aristote) qui vit en troupeau, en société si vous préférez. Notre liberté s’arrête là où commence celle des autres. Il faut se conformer à toutes sortes de préceptes immanents -respect des autres, bienséance, civisme, altruisme… –, obéir aux lois qui régissent le pays où l’on vit -code de la route, obligations et interdictions diverses…-.

À ce propos, chaque métier est enfermé dans des codes spécifiques. Question règles et obligations, directives et contraintes, le métier d’agriculteur semble être la cible privilégiée de nos décideurs politiques et administratifs, de nos banques et nos partenaires commerciaux. On nous a emprisonnés dans un labyrinthe inextricable de lois et de contraintes. En apparence, oui, nous restons libres d’agir à notre guise, mais quand on considère les obligations liées à la PAC, par exemple, on peut se dire qu’on « zè lip’ à d’bou dol triqu’ « (sic), (on est libres au bout de la trique), me disait dernièrement un jeune fermier, en reprenant une expression citée fréquemment par son grand-père quand le vieil homme évoquait sa captivité de 5 ans en Prusse chez les Nazis. Ceux-ci, avec leur humour légendaire, avaient affiché «Arbeit macht frei» à l’entrée de la mine en Silésie où son Papy a brûlé sa jeunesse.

Le garçon ne souffre tout de même pas -encore- du sentiment d’enfermement d’un camp de concentration, quoique… Il est fort déçu par ses premières années de métier, et les subsides qu’on lui conteste. Le PGDA et les BCAE de la nouvelle PAC ont forgé d’autres barreaux pour notre prison, s’exclame-t-il, fort désappointé par la tournure prise par les événements dans son exploitation. Son père a beau lui dire «Ne te tracasse pas, on ne tue pas tout ce qui est gras. J’irai trouver les ministres DC et WB, et ton dossier passera comme une lettre à la poste.». Le gamin en tout cas n’envisageait pas son activité agricole sous cet angle coercitif et répressif, comme il l’éprouve à son grand désarroi, au vu des dernières trouvailles imposées par nos décideurs. Bref, nos potentiels successeurs ne voient pas vraiment de liberté dans notre métier, et cela sème bien des doutes dans leurs esprits. Où est le charme de l’agriculture, si ce sentiment de liberté ne vient même plus contrebalancer les difficultés inhérentes? À la limite, au moment de s’engager dans l’agriculture, ils ont bien conscience qu’il leur faudra sacrifier une bonne part de leur vie familiale et sociale, qu’ils dégageront un revenu modeste au regard du nombre d’heures prestées, que le boulot sera pénible et qu’ils feront l’objet d’agri-bashing. Mais ce qui les affecte le plus, c’est sans aucun doute cette perte progressive de liberté dans leur métier, cette infantilisation à leur égard de la part des administrations. Les aînés sont dans le déni, disent-ils, quand ils affirment encore être libres, envers et contre tout. Cela devient difficile de les persuader du contraire…

Mais à vrai dire, tout bien pesé, seront-ils davantage libres, quand ils seront salariés dans une usine, employés dans une banque ou une administration, gérants d’une société «indépendante», au lieu d’avoir embrassé le beau métier d’agriculteur? Le plus important n’est-il pas d’être libre dans sa tête? Et pour accéder à ce Graal suprême, rien ne vaut une vie de travail dans son exploitation agricole!

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