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Jeux de mots, jeux de maux…

Comment peut-on être à la fois fermé et ouvert ? Quand je lis par exemple « fermes ouvertes », je me dis que l’expression présente quelque allure d’oxymore, composé de deux termes contradictoires, sauf que « fermes » désignent ici des exploitations agricoles. Le langage courant emploie des noms usuels auxquels on ne réfléchit pas trop. Ils nous viennent en tête parce qu’ils ont toujours existé, nous semble-t-il, et l’on ne distingue guère les multiples facettes qu’ils suggèrent. Le jargon agricole est truffé de jeux de mots : amusons-nous !

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Ainsi, les agriculteurs sont désignés sous diverses appellations : gens de la terre, paysans, fermiers, producteurs (laitiers, viandeux, fromagers…), cultivateurs, éleveurs (bovins, ovins, équins, caprins, cunicoles, raticoles…), maraîchers, horticulteurs, pépiniéristes, bergers, bouviers, etc. Je vous épargne les sobriquets gentiment moqueurs ou carrément méprisants, du style : cultos, cînsîs, culs-terreux, bouseux, vilains, etc.

J’apprécie le terme « fermier » : un nom sympathique, familial, sans prétention, à taille humaine. Un fermier exploite une « ferme », lequel terme désignait à l’origine un domaine agricole donné en location selon un contrat « ferme », solide, bien établi. En wallon de chez nous, le locataire d’une ferme est un « cînsî » ; il habite une « cînse », terme qui dérive de « cens » (redevance payée au seigneur féodal). Or donc, un fermier serait un agriculteur qui loue ses terres à un propriétaire. Le plus souvent, les agriculteurs d’aujourd’hui possèdent environ la moitié de leur surface exploitée. Ils louent le reste à un ou plusieurs propriétaires par le célèbre et trop solide « bail à ferme », ou à des sociétés de gestion agricole selon des contrats rapaces et précaires. Ils ne sont donc point d’authentiques fermiers, des « cînsis » comme on dit chez nous, appellation péjorative qui déplaît aux gens de la terre. « Cînsî sîn sous », dit-on en se moquant : fermier sans argent, qui ne possède pas de terrains.

Les agriculteurs de 2025 préfèrent être considérés comme des « exploitants agricoles » : ça fait davantage sérieux ; ça vous pose un homme, ou une femme ! Ça vous ouvre un champ d’activités bien plus large qu’un fermier enfermé dans sa ferme ! Ces exploitants, souvent exploités, parfois exploiteurs, réalisent des exploits en productivité. Les jeunes d’aujourd’hui en ont fini, affirment-ils, avec le caractère renfermé des fermiers d’hier. La preuve ? Ils ouvrent par exemple leurs fermes le temps d’un week-end, du moins certains d’entre eux : les plus sociables, ceux qui ont le temps, qui désirent apporter une certaine visibilité à leur « exploitation », diversifiée dans la vente à la ferme ou l’accueil pédagogique.

Être visibles n’intéresse pas du tout la plupart des fermiers. Leur ferme se ferme volontiers à tout ce qui se passe à l’extérieur. Ils se referment sur eux-mêmes, s’enferment fermement dans leur univers fermier fermé. Une méfiance atavique caractérise ceux qu’on appelait autrefois « paysans ». Les fermiers sont « cachés » par nature (dissimulateurs, discrets, modestes) ; leur pudeur confine à l’effacement, à l’autodénigrement. Ils préfèrent se plaindre même si tout va bien, faire profil bas, ne pas montrer ce qu’ils possèdent, car « tout ce qui brille n’est pas or », et « un petit chez soi vaut mieux qu’un grand chez les autres  », dit-on dans les traditionnelles familles paysannes.

Les jeunes agricultrices-agriculteurs se gaussent de ces propos qu’ils jugent dépassés, de cette détestable à leurs yeux fausse modestie paysanne, véritable marque de fabrique du monde fermier. Les nouveaux fermiers affichent sans complexe leurs ambitions, se séparent du vieux syndicat agricole des aînés, dépoussièrent les vieilles certitudes, oxygènent l’atmosphère renfermée de la vieille agriculture. Oups ! Ça déménage ! Le concept « opération fermes ouvertes » va dans ce sens…

Mais cette opération ne montre hélas qu’une petite portion de la partie émergée de l’iceberg agricole ; on n’y visite qu’un certain type de ferme. Les grosses exploitations n’ouvrent pas souvent leurs portes, pas plus que les sites sensibles où sont élevés des petits animaux, des volailles et des porcs. La plupart des éleveurs n’apprécient guère d’être envahis, le temps d’un week-end, car les animaux sont de nature « xénophobe » : les étrangers les effrayent. Voir des gens débouler aux abords de leurs enclos, de leurs pâtures, de leurs stabulations, peut créer des réactions de panique.

Les « autres » sont à leurs yeux des prédateurs potentiels. Lorsqu’ils se sentent observés, les moutons se rassemblent en un groupe compact et tournent en rond à toute vitesse, ou se précipitent dans leur bergerie ; les veaux allaitants se collent contre leurs mères, et celles-ci font face en rang serré, cornes pointées en avant comme les sarisses des phalanges macédoniennes ; les vaches laitières et les chèvres retiennent leur lait, quand une joyeuse troupe colorée, et parfumée, les observe et multiplie les commentaires bruyants.

Les visiteurs ne comprennent pas. Ils sont là pour se distraire, s’instruire un peu et s’amuser beaucoup ; ils consomment du loisir et se comportent trop souvent en terrain conquis, m’a confié l’an dernier un couple de fermiers qui n’ouvrira plus. Ces visiteurs d’un après-midi ou d’une matinée viennent faire guili-guili aux petits animaux, ingurgiter vite fait du terroir, s’expédier au fond du gosier des boissons euphorisantes fermentées, dans ces fermes hantées par l’envie de bien faire et s’ouvrir au monde. Aussi faut-il leur rappeler qu’une exploitation agricole est avant tout un lieu de travail, où vivent des gens en bonne intelligence avec leurs animaux, et que ceux-ci demandent autant de respect que leurs éleveurs.

Quand on est en visite chez quelqu’un, on ne fourre pas son nez partout ; on ne s’alcoolise pas ; on adopte un comportement poli et réservé. Les fermiers fermés, aux caractères renfermés, ont précisément peur de ce genre de scénario ! Eux-mêmes iront sans doute visiter ces étranges fermes ouvertes, ces fermiers décalés, sensibles à d’autres valeurs, d’autres opportunités ; ces fermiers remarquables et méritants…

On ira tous, tous, tous aux JFO de fin juin !

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