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À la recherche du temps perdu

Il nous est parfois donné de vivre des expériences particulières, agréables autant que surréalistes, quand nous rencontrons des personnes absentes de notre vie depuis cinquante ans : des copains d’enfance perdus de vue, des condisciples d’école primaire, des cousins ou cousines, des voisins partis habiter au loin… L’opportunité se présente alors de fraterniser, d’échanger des souvenirs et de découvrir éventuellement ce que cette dame, ou ce monsieur, a vécu au cours de ce demi-siècle : ses joies, ses peines, sa carrière professionnelle, sa famille… Ces retrouvailles sont particulièrement passionnantes quand le dénominateur commun avec ces gens n’est autre que le métier d’agriculteur !

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L’occasion rêvée -c’est triste à dire et ce n’est pas un scoop !- nous tend souvent les bras lors des enterrements. Ainsi, j’ai assisté aux funérailles d’une connaissance décédée beaucoup trop tôt, dans un petit village rural où le temps semble s’être arrêté depuis 40 ans. Certains diront « un trou perdu », mais je dirais plutôt un « paradis perdu » où la 4G est absente mais l’agriculture encore bien présente, sillonné de rues étroites et tortueuses qui convergent en étoile vers une vieille église trapue entourée de son cimetière. Il existe encore, j’en suis sûr, l’une ou l’autre localité semblable près de chez vous : en Ardenne et Gaume, dans le Condroz, la Hesbaye ou le Pays des Collines, en Flandres ou dans la France profonde, et partout ailleurs dans le monde. Ce lieu particulier, mal renseigné par les GPS et Google Map, ne pouvait que nous inspirer des sentiments de ravissement, quand nous avons « retrouvé » plusieurs connaissances, jaillies comme par magie de notre lointaine jeunesse.

La sensation est bizarre, comme si on pénétrait dans un univers parallèle pour y remonter le temps et reprendre une relation interrompue voici cinquante ans. Les personnes ont changé, mais leurs voix et expressions réveillent aussitôt des souvenirs que l’on croyait effacés, ou dilués dans une masse hétéroclite de réminiscences accumulée dans le fin fond de notre mémoire. D’un coup d’un seul, on récupère ses 13 ou 15 ans dans un feu d’artifice d’anecdotes et de détails plus ou moins joyeux. On est alors étonné d’apprendre ce qu’ils et elles sont devenus, comment ils ont vécu les profonds -et irrémédiables…- changements qui ont radicalement transformé l’agriculture paysanne en agriculture industrielle. On découvre avec eux à quel point ils déplorent ou apprécient la tournure prise par les événements, comment ils voient l’avenir de notre beau métier.

Les surprises ne manquent pas ! On apprend avec stupéfaction que les jumeaux Arthur et Joseph n’ont finalement pas repris la ferme des leurs parents, que Faustine et Joséphine ont laissé tomber leurs métiers d’institutrice et d’infirmière pour venir aider leur mari fermier, que Zénobe, absolument fou d’agriculture et donneur de leçons agronomiques, s’est reconverti dans la politique et les assurances. Les motivations furent diverses pour embrasser le métier d’agriculteur. Zéphirin m’a avoué avoir continué la ferme « par manque d’ambition », pour suivre un chemin tout tracé par son papa. Théophane était trop timide avec les filles ; il est resté célibataire jusque 45 ans, puis a rencontré sur Internet une dame d’un pays de l’Est écrasé aujourd’hui sous les bombes, qui lui a donné un gentil gamin âgé maintenant de 17 ans. Léopoldine a rencontré le grand amour en la personne d’un beau fermier, et viré complètement sa cuti, elle qui détestait l’agriculture de ses parents du plus profond de son cœur. Philémon, autrefois séducteur impénitent et célibataire endurci, s’est découvert un penchant pour un autre monsieur, avec qui il vit depuis 20 ans sur sa ferme modèle.

Une constatation saute aux yeux : les agriculteurs sont des gens comme tout le monde ; ils vivent leur vie comme ils peuvent, pas toujours comme ils veulent. Une rencontre, un accident, une soudaine révélation, peuvent à tout moment chambouler le cours d’une vie, laquelle n’est pas un long fleuve tranquille. Une autre réflexion nous interpelle : le fait de se retrouver ainsi après tant d’années, dans un lieu aussi symbolique que ce village paysan et pour honorer la mémoire d’un défunt apprécié de tous, représente une expérience déterminante, comme si le Destin vous adressait un signe et vous engageait à faire le point, à vous (re)connecter avec des personnes sages et dignes.

« Il n’y a pas de hasard dans les rencontres. Les rencontres les plus importantes ont été préparées par les âmes bien avant que les corps ne se voient. » (Paulo Coelho). Les personnes retrouvées ce jour-là m’ont toutes semblé très heureuses d’avoir consacré leur vie à leur famille et à l’agriculture. Hélas -est-ce dû à l’âge ? –, tous ces fermiers retraités, ou proches de l’être, sont extrêmement pessimistes quant à l’avenir du modèle agricole qu’ils ont pratiqué en « bons pères de famille ». Ils déplorent les dérives administratives, la numérisation des formalités, les règles de conditionnalité de la PAC, la perte de spiritualité d’un monde devenu trop matérialiste, et tant d’autres choses… Un vieux pote, venu de France pour l’occasion, m’est apparu révolté par l’incroyable « campagne de dénigrement » (sic) du cheptel bovin français, accusé de tous les maux climatiques par leur Cour des Comptes, laquelle exige une réduction drastique du nombre des vaches de l’Hexagone, dans un rapport du 22 mai. Alors là ! Si même les Français lâchent leurs agriculteurs, où va-t-on ?

Adieu l’ami, et merci ! On a versé quelques larmes de nostalgie lors de tes funérailles ; on a souri et bien ri. On a refait le monde comme de vieux adolescents ; on est parti tous ensemble en balade durant quelques heures, main dans la main, yeux dans les yeux comme au « bon vieux temps », à la recherche de ce temps perdu…

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Voix de la terre Il n’aura fallu que cinq jours ! Lundi matin, l’énorme vieille ferme dressait encore ses murs orgueilleux au milieu du village, défiant le temps et les saisons depuis trois cents ans. Vendredi soir, elle n’était plus là, tout simplement ! Disparue, envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Un bulldozer, deux pelleteuses, ainsi qu’une noria de très gros tracteurs attelés de bennes, ont tout rasé et enlevé en quelques dizaines d’heures. Sur le terre-plein ainsi dégagé, sera bientôt construit un complexe de vingt appartements. L’un après l’autre, les derniers témoins de la vie agricole d’autrefois disparaissent des paysages intérieurs de nos localités.
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