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Hold-up sur les terres agricoles

Attirés par ce titre aguicheur, peut-être avez-vous regardé ce 6 septembre «Investigation», sur RTBF ? Ce genre d'émission laisse toujours les téléspectateurs avertis sur leur faim. La problèmatique est développée dans les grandes lignes, et on devine des coupures ici et là, lors des interviews des acteurs de terrains. L'agriculture s'étale sur un vaste domaine, fort méconnu de toute évidence. Sans doute était-il trop fastidieux d'expliquer en détail les subtilités d'un bail à ferme ou d'un contrat de culture, par exemple ; trop rébarbatif et compliqué de démonter les arcanes de ces puissantes sociétés de gestion agricole, de quelle manière éhontée elles captent nos indemnités PAC sans trop émouvoir nos politiciens. On devine le côté téléguidé et simplifié de l'enquête, menée par des journalistes aux idées préconçues, étrangers à notre métier, pas du tout imprégnés par la mentalité paysanne et qui jettent allègrement le bébé avec l'eau du bain.

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Ceci dit, l'émission a le mérite d'exister, et d'alerter les téléspectateurs sur un problème de société qui aboutira au final dans leur assiette, quand les derniers agriculteurs «traditionnels» auront disparu, d'ici une décennie ou deux. Quelles denrées seront-elles cultivées, et de quelle manière ? Aurons-nous une agriculture à deux vitesses : industrielle pour nourrir la masse des moins nantis, et très spécifique pour les classes favorisées ? Et l'écologie dans tout cela, le maintien de la biodiversité et la lutte contre les dérèglements climatiques ? Au sein de ces incertitudes, un impératif est incontournable : pour cultiver, élever et produire des matières premières alimentaires, il faut disposer de terre agricole, de prairies et de champs... C'est le nerf de la guerre, le minima du minimum !

 «La Terre», écrite par Émile Zola, fait partie des vingt romans de sa célèbre fresque familiale «Les Rougon-Macquart». Elle dépeint l'attachement viscéral des agriculteurs pour leurs champs, à l'égal de «La Glèbe», de «notre» Albin Sanglier Georges Terrien. Enlever sa terre à un vrai paysan, c'est lui arracher un membre, lui couper une main, lui crever un œil. C'est un bien inestimable, un héritage ancestral, une promesse d'avenir pour les générations futures. C'est pourquoi la plupart des agriculteurs possèdent en bien propre au moins la moitié de leurs terres, qu'ils cédent en priorité à leur descendant.e, si celui ou celle-ci reprend la ferme. J'ai bien dit «si», et ce «si» se transforme souvent en «non», avec plus personne pour continuer l'aventure agricole familiale dans la plupart des exploitations. 70 % des fermes n'ont pas eu de repreneur au cours de ces dernières 30 années en Wallonie ! Alors, que faire de ces terres dont aucun enfant ne veut ? Les louer à d'autres exploitants agricoles ? Les vendre ? Les confier à une société de gestion ?

Pour un fermier vieillissant, abandonner ses terres constitue un vrai crève-coeur, un sentiment d'échec et de trahison envers ses parents et la troupe entière de ses aïeux. Alors, que faire de ses terres ? Cette question tourne en boucle dans sa tête, ravage ses nuits blanches et peint ses jours en noir. Faut-il jouer les prolongations, jusqu'à ce que le corps vous lâche ? Vendre pour faire plaisir à ses enfants, désireux de profiter avant l'heure d'une part de l'héritage ? Confier en location ses prairies et ses champs à un agriculteur de confiance, -un neveu, un cousin, un voisin, le fils d'un ami-, qui les rendra à la demande, sans faire jouer le bail à ferme ?

Ah la la ! Ce fameux «bail à ferme» ! Il nous protège et nous pourrit la vie, nous «en-ferme» avec nos terres dans une citadelle dont les gros propriétaires ne veulent plus, depuis que les sociétés de gestion agricole ont mis le grappin sur un business juteux. Nous vivons dans une société ultra-libérale, où le droit légal du plus cupide est toujours respecté, quoiqu'en disent nos ministres et nos «défenseurs». «Hold-up sur les terres agricoles» n'a guère approfondi le sujet, l'a survolé plutôt, acté et présenté comme un avatar de notre mode de vie capitaliste. Le côté désastreux de cette pratique n'a pas été évoqué. Les parcelles cultivables, gérées par ces vampires, font l'objet de contrats annuels, et les preneurs les exploitent dans une logique de court terme, pour récupérer leur mise -de l'ordre de 300 à 600 €/ha/an, voire davantage!-, et tirer le maximum d'une terre vouée à l'épuisement le plus total, sans aucune considération pour le bilan carbone et la vie du sol.

Bienvenue dans le monde agricole moderne ! Les achats de terres par Colruyt ou Aldi ne représentent qu'un échelon de plus, gravi par certains des nombreux acteurs qui gravitent autour de notre agriculture. Trop d'argent baigne notre société : il gâche et altère tous ceux qu'il touche. Les agriculteurs eux-mêmes ne sont pas totalement innocents, dans ce grand jeu de dupe, et laissent filer leurs terres trop facilement parfois, pour un sac bien pansu de pièces d'or, pour des nombres à six ou sept chiffres qui viennent orner leurs comptes en banque et leurs fonds de placements : des sommes d'argent virtuel qui ne remplaceront jamais leurs belles terres cultivées tout au long de leur vie dans la douleur et le bonheur ! Vendre ses terres ne vend pas du rêve...

J'en ai parlé dernièrement avec un vieux paysan, un dur à cuire au cœur de pierre... en apparence ! Il a eu cette drôle de réflexion, larme à l'oeil, en me désignant un champ qui fit partie de sa ferme durant cinquante ans, une grande parcelle de 20 hectares d'une seule pièce : «R'wète on poû ! I z'an mîn-me râyè totes mè ayes è l'pâzîn des vatch's !» (Regarde un peu ! Ils ont même enlevé toutes mes clôtures et le sentier des vaches!) «Dj'ari savu ça...» (J'aurais su ça...). Hold-up consenti ou non, l'agriculture industrielle et financière nous vole outrageusement nos terres ; elle transforme inéluctablement les fermiers «survivants» en zombies, robots cultivateurs «dépaysannés». Et pourtant... «Gardez-vous, leur dit-il [le laboureur à ses enfants], de vendre l'héritage que nous ont laissé nos parents, un trésor est caché dedans.».

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