Les fermes n’ont-elles pas d’autre choix que de grandir pour ne pas mourir?

Sur cette même période, on a observé en Belgique une augmentation limitée des rendements à l’hectare. Par exemple, en céréales, l’augmentation des rendements s’est limitée à 8 % malgré la hausse beaucoup plus importante d’intrants tel que les produits phyto, lesquels n’ont visiblement pas profité à l’agriculteur mais bien à d’autres secteurs. Cette augmentation limitée des rendements s’explique, selon moi, par le fait que notre agriculture était déjà assez intensifiée à l’époque et qu’il a donc été impossible d’avoir une croissance plus importante. Nos sols ont leurs limites. Certains pays nettement moins intensifiés à l’époque ont bénéficié de gains de rendement bien plus importants mais atteignent aussi leurs limites.
Ainsi, quels sont donc les facteurs expliquant cette baisse de revenus ? Il apparaît que la moyenne de prix des denrées agricoles dans l’UE a augmenté d’environ 30 % sur la période considérée alors que les dépenses à l’hectare en phyto, engrais, matériel, infrastructure ont bien plus que doublé pour l’agriculteur. À titre d’exemple et en corrigeant de l’inflation, les dépenses en phyto ont augmenté d’environ 70 %, les engrais de 10 %, tout cela pour ne générer que 8 % de rendement en plus. Tout ceci explique aisément la diminution de revenu. Cela explique aussi la diminution du nombre d’agriculteurs ; de manière générale celui qui n’a pas grandi a disparu et a laissé la place à d’autres pour survivre. Aujourd’hui il est devenu de plus en plus difficile de s’étendre vu le prix des terres, la concurrence d’opérateurs qui n’ont plus rien à voir avec le monde agricole, la pression toujours plus grande qui repose sur les épaules des agricultrices et agriculteurs et la main-d’œuvre dans les fermes en diminution constante. Comme toutes ces données et cette dynamique sont bien connues de nos instances dirigeantes, que ce soit au niveau régional, fédéral ou européen, qu’est-ce qui a été fait pour enrayer ce système mortifère ?
Les manifestations de ce début d’année ont nettement mis en évidence ce malaise et en quelques mois, nos ministres de l’agriculture et les partis majoritaires à l’Europe ont comme par magie réussi à régler le problème. Enfin, c’est ce que l’on veut nous faire croire. Ainsi, l’Europe s’est focalisée sur l’allègement de la BCAE5 (érosion des sols), de la BCAE6 (obligations de couverture des sols en période sensible) et de la BCAE7 (rotation des cultures). Je ne vois pas en quoi ces décisions vont régler le malaise de l’érosion des revenus. Accepter ces mesures comme une victoire c’est faire preuve d’une docilité sans limite. Dans la grande majorité des cas les agriculteurs font preuve de bon sens et mettent déjà naturellement en place des pratiques pour se prémunir de ces risques.
Par contre les agriculteurs n’ont aucun pouvoir pour obtenir des prix de vente rémunérateurs, ni pour limiter la hausse des prix des intrants pratiquée par l’agro business. C’est précisément là qu’il y a de fortes attentes. Plutôt que de continuer à aligner les prix agricoles sur les prix mondiaux, il fallait revoir les fondements du système. L’Europe a été créée sur l’idée d’un grand marché européen, sur la préférence communautaire (on ne va pas chercher ailleurs ce que l’on produit ici), mais l’Europe s’est détournée de ces nobles idées et s’est laissée séduire par le libéralisme (on ne produit pas soit même ce que l’on peut acheter moins cher ailleurs). Cette pratique laisse beaucoup de personnes au bord de la route et nous met dans une situation de concurrence déloyale. Les normes environnementales et sanitaires pratiquées ici ont un coût que le consommateur doit accepter car elles nous garantissent pour la plupart une nourriture de qualité et on devrait avoir les mêmes attentes en ce qui concerne les produits importés.
Aujourd’hui l’absence de mesures concrète pour réformer en profondeur le système nous conduit progressivement à une situation de dépendance pour notre alimentation. Pour ne citer qu’un exemple, l’Europe importe 85 % de ses besoins en protéine végétale, principalement le soja. Le soja, cultivé outre atlantique, est dans la grande majorité des cas OGM et donc traité en direct au glyphosate. Cette pratique, ainsi que les OGM, sont interdits en Europe. Ici l’utilisation du glyphosate est réglementée et il n’est jamais appliqué en direct sur la culture consommée. Beaucoup de produits consommés qui contiennent de la matière grasse végétale contiennent du soja.
C’est précisément sur les prix rémunérateurs et sur l’alignement des produits importés à nos standards qualitatifs, et non l’inverse, que l’on attendait l’Europe. Mais là, rien, et pourquoi ? Les formations politiques majoritaires à l’Europe suivent le modèle dominant qui est le libéralisme, le libre marché. Si l’on s’adresse à un pays lointain pour vendre nos voitures de luxe, nos Airbus ou nos produits pharmaceutiques ils nous répondent : « nous, on a du bœuf à vendre, des céréales… ». La réflexion ne va pas plus loin. Sur le plan économique il est plus intéressant de produire et de vendre des produits à haute valeur ajoutée que des produits à basse valeur ajoutée comme les denrées agricoles. Cette logique est aussi largement appliquée aux groupes multinationaux qui ne se privent pas pour exercer leurs lobbys et maintenir ce système. Tant pis pour les opérateurs locaux qui n’ont qu’à s’adapter.
Tout cela ne prend pas en compte les grains de sable qui pourraient se glisser dans ce rouage. Le confinement du covid nous a montré que l’on pouvait très bien vivre en se passant de beaucoup de choses, les quelques pénuries qui ont suivi ont montré que la consommation d’un type de biens peut rapidement s’orienter vers un autre type de biens. Une exception majeure à cette règle, la nourriture, on ne peut pas s’en passer. Imaginez le chaos si elle venait à manquer.
Alors que l’Europe cesse de considérer l’agriculture comme une monnaie d’échange. Qu’elle ait le courage de mettre en place les mesures nécessaires pour donner un avenir durable à notre agriculture, à notre alimentation. Mais en écrivant ces derniers mots, une citation d’Albert Einstein me vient à l’esprit, un peu comme les nombreux nuages qui traversent le ciel depuis de nombreux mois et nous causent bien des soucis :
« Il ne faut pas compter sur ceux qui ont créé les problèmes pour les résoudre ».