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Le nez dans le guidon

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J’entends souvent cette réflexion dans la bouche des agriculteurs de ma génération, guère connectés sur les moyens modernes de communication. Hyperconnectés jour et nuit, ils le sont pourtant, mais sur leur métier, leurs vaches, leurs champs, leur travail quotidien au rythme des saisons, quitte à oublier tout le reste.

Les préoccupations sont multiples dans notre métier. Un veau malade, un vêlage qui traîne, la pluie qui détrempe le champ de pommes de terre à récolter, un abreuvoir qui fuit, une tôle envolée lors d’un coup de vent, les freins d’un tracteur en panne, etc, etc. « I n’y è todi onn’ sakwè qui n’va nîn ! ». Le disque dur du cerveau est ultra-rempli, alors, s’il faut encore y ajouter les guerres en Ukraine et en Israël, la réélection de Trump, les défaites des Diables Rouges au football, les disputes politiciennes belgo-belges…, et même les manifestations des jeunes FJA… La plupart des fermiers écoutent sans entendre, et le flot de nouvelles entre par une oreille et ressort par l’autre.

C’est humain : nous sommes touchés par ce qui se passe maintenant et dans notre petit « chez nous ». Comme la toute grande majorité des gens, nous vivons l’instant présent et répondons en premier aux nécessités immédiates. Ce n’est pas une question d’égoïsme, ni d’insensibilité, plutôt notre réponse instinctive aux événements qui nous impactent et demandent une réaction rapide. Le métier d’agriculteur est plein d’imprévus, et chaque jour amène ses bonnes et ses mauvaises surprises.

C’est également un métier de passion, d’obsession, d’addiction. Impossible de s’en déconnecter ! Il suffit de baisser la garde, de négliger une tâche pour être puni : rater un veau, un semis ou une récolte ; tomber en panne au beau milieu de la fenaison ; se voir infliger un retrait de prime PAC. Les agriculteurs travaillent tout le temps le nez dans le guidon, avec cette peur perpétuelle au ventre d’avoir oublié quelque chose d’important. Même la nuit, leurs tracas ne les quittent pas : ils en rêvent, en cauchemardent, se roulent en boule dans leur lit et peinent à trouver le sommeil, se shootent au valium ou au xanax…

Cette implication H24 et 7J/7 est toute à leur honneur. Elle est leur force, mais aussi leur faiblesse, car les nécessités du métier constituent également une sorte d’excuse pour pousser dans l’ombre des pans entiers de leur existence, pour sacrifier vie familiale et épanouissement personnel sur l’autel de la ferme. Une dame me disait dernièrement qu’elle ne voit plus son frère jumeau dont elle était très proche, car « il n’a pas le temps », jamais le temps de lui répondre au téléphone, de rendre visite à leur maman à la maison de repos, de participer aux fêtes de famille. Il promet de venir, puis se désiste au dernier moment avec souvent les mêmes excuses : un vêlage, un champ de foin à presser, un labour à réaliser impérativement, comme si sa vie en dépendait… « Comme si labourer était une action urgente ! », déplore-t-elle.

Garder sans cesse le nez dans le guidon, se boucher les oreilles et fermer les yeux sur tout ce qui n’est pas agriculture : ces manies font partie de cette stratégie paysanne millénaire qui ne désire rien tant que de vivre en vase clos, dans un endroit protégé où l’on croit maîtriser les paramètres de sa vie pour échapper aux réalités du monde qui nous entoure. Les agriculteurs sont champions en la matière !

C’est la raison pour laquelle nous sommes tellement vulnérables, manipulables ! Trop de fermiers se soucient uniquement de leur exploitation. Tout peut s’écrouler autour d’eux, même leur voisin : ils ne réagiront pas vigoureusement si leur ferme à eux n’est pas impactée. On parle des accords avec le Mercosur depuis des années, sans que d’aucuns s’en émeuvent, ou alors si peu, pour la forme dirai-je. Et puis, alors que tout est décidé au niveau de l’Union Européenne, voilà la FJA qui monte d’un coup d’un seul aux barricades, comme les carabiniers d’Offenbach, sans que ses membres sachent expliquer clairement les tenants et les aboutissants des tractations !

C’est à la fois triste, et inquiétant. L’épidémie catastrophique de FCO, la météo calamiteuse de cette année, la hausse continue du coût des intrants, la pression continue sur les prix de vente à la ferme, l’acharnement administratif, les normes sanitaires et environnementales, le Mercosur & Cie…, se mélangent et s’amalgament dans les esprits des agriculteurs. Cette bouillie informe devient un concept désincarné, une menace latente qu’il convient de tenir à distance, de noyer dans le travail, d’oublier tant que sa propre exploitation n’est pas au bord de la faillite.

Garder le nez dans le guidon. Vivre à fond pour sa ferme. Ignorer tout le reste. Courage, fuyons ! Laissons faire et dire : on verra bien comment ça ira. À chaque jour suffit sa peine. Demain est un autre jour…

Ainsi réagissent trop d’agriculteurs… Mais ont-ils d’autres choix ?

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