La banane antillaise, un combat exemplaire au cœur de la crise agricole européenne
Au sein d’une agriculture européenne en quête de sens et d’équilibre, la filière banane de Guadeloupe et de Martinique apparaît comme un exemple à la fois vertueux et menacé. Pionnière en matière de transition agroécologique, elle illustre aussi les contradictions d’un modèle agricole soumis à des impératifs environnementaux croissants, sans accompagnement économique à la hauteur. C’est ce qu’explique Agathe Huart, directrice générale du groupe Castri, acteur clef de la filière bananière aux Antilles.

Dès les années 1990, la filière s’est engagée dans une profonde mutation. Périodes de jachère enherbée, réintroduction d’arbres, réduction massive des intrants chimiques… « Notre filière est parvenue à réduire l’usage de pesticides de plus de 60 % », rappelle Agathe Huart, directrice générale de Castri, entreprise de production et de recherche sur la banane. « Cela a permis la reconstitution, puis même le développement de la biodiversité dans les champs ».
Une exemplarité qui a un prix
Cette transition, pourtant exemplaire sur le plan environnemental, n’a pas été sans coût. « Elle s’est effectuée dans la douleur », reconnaît-elle. Les pertes de rendement, les impasses techniques et l’absence d’alternatives crédibles aux produits phytosanitaires interdits ont mis la filière sous tension. « On nous a demandé de supprimer des outils essentiels à la production sans jamais nous donner de solution de remplacement ».
Depuis 2013, la cercosporiose noire, un champignon particulièrement virulent, a frappé les plantations antillaises. « En moyenne, nous avons perdu 30 % de nos rendements, alors que nos concurrents d’Amérique centrale continuent à utiliser jusqu’à 70 traitements chimiques par an, souvent avec des produits interdits en Europe. Nous, nous n’en avons droit qu’à trois ».
Une filière affaiblie par la concurrence
Les difficultés de la filière antillaise trouvent un écho dans l’ensemble du secteur agricole européen. Partout, les agriculteurs dénoncent un cadre réglementaire de plus en plus contraignant, appliqué sans accompagnement technique ni économique adapté. « Nous sommes souvent montrés en exemple, mais nous sommes laissés seuls face aux conséquences », déplore Agathe Huart.
La pression économique vient aggraver la situation. Depuis la signature en 2009 d’accords de libre-échange entre l’Union européenne et plusieurs pays d’Amérique latine, la « banane dollar » a envahi le marché européen. « C’est un fruit d’appel pour la grande distribution. Or, le consommateur ne sait pas toujours qu’il compare deux produits cultivés dans des conditions sociales et environnementales radicalement différentes ».
Le climat comme adversaire supplémentaire
À ces défis s’ajoute le poids grandissant du dérèglement climatique. Sécheresses sévères, pluies diluviennes, hausses de température : les aléas extrêmes se succèdent. « Les épisodes météorologiques violents se succèdent et fragilisent davantage les exploitations déjà affaiblies. »
Résultat : en dix ans, la production est passée de 270.000 à 185.000 t, et deux tiers des producteurs sont aujourd’hui considérés comme étant en situation financière fragile ou extrêmement fragile.
Innover pour survivre
Face à ces menaces, la filière se mobilise autour de trois axes : investissement, innovation variétale et soutien économique. L’innovation passe par la robotique, l’intelligence artificielle et des pratiques agricoles de précision. « Il faut viser l’excellence, tant au champ qu’en station, et cela passe par la formation et la modernisation des outils de production ». Mais c’est surtout sur le terrain de la recherche génétique que reposent les plus grands espoirs. Un programme lancé dès 2018 avec le laboratoire israélien Rahan Meristem vise à produire une variété résistante à la cercosporiose noire. « Après sept ans de recherche, nous sommes aujourd’hui en phase finale de mise au point. Il ne manque plus que le feu vert législatif européen. Chaque semestre de retard législatif se traduit par des exploitations qui mettent la clé sous la porte. »
Un soutien européen à réévaluer
Enfin, la filière appelle à une revalorisation des aides européennes, en particulier celles issues du programme POSEI (Programmes d’Options Spécifiques à l’Éloignement et à l’Insularité), dispositif de soutien de l’UE destiné aux régions ultrapériphériques de l’UE, notamment les départements et régions d’outre-mer français comme la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion, Mayotte et la Guyane.
« Elles n’ont jamais été revalorisées pour tenir compte de l’inflation. C’est une perte sèche de 30 % en pouvoir d’achat qui s’ajoute à nos pertes de compétitivité. Sans indexation, la pression devient insupportable. »
La banane antillaise, exemplaire mais fragilisée, cristallise les tensions qui traversent toute l’agriculture européenne. « On ne peut pas demander aux agriculteurs d’être à la fois écologiquement exemplaires, économiquement compétitifs et socialement irréprochables… tout en les laissant seuls face à la mondialisation » glisse Agathe Huart.
Un second programme cible l’adaptation au stress hydrique et aux fortes températures. La trajectoire de la banane antillaise révèle avec acuité les tensions qui traversent l’agriculture européenne. Elle met en lumière les contradictions d’un modèle qui impose des normes environnementales toujours plus strictes, sans offrir de filets économiques suffisants ni garantir des conditions de concurrence équitables à l’échelle mondiale.
À l’heure où les agriculteurs européens multiplient les appels à l’aide, les Antilles rappellent que la transition écologique ne peut réussir que si elle est pensée comme un projet commun, fondé sur un accompagnement réel, une politique commerciale cohérente et une volonté politique forte. « Il ne suffit pas d’exiger des efforts. Il faut aussi créer les conditions de leur réussite », résume Agathe Huart. Faute de quoi, les filières les plus exemplaires risquent d’être les premières à disparaître.