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Courrier des lecteurs: «La légende du pêcheur»

C’est l’histoire d’un petit pêcheur qui ne péchait que le matin. Son bonheur, c’était d’être avec les siens. Profiter de la vie selon lui, c’était de pouvoir faire la sieste l’après-midi et surtout, voir grandir ses gamins. Un jour, un homme en cravate l’interrompit durant son repos. Il lui demanda : « Pourquoi t’arrêtes-tu de pêcher alors que tant de poissons nagent encore dans les fonds marins ? ».

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C’est alors que l’homme d’affaires qui se cru visionnaire et expert, continua. « En pêchant davantage, lui expliqua-t-il, tu pourras t’acheter d’autres bateaux, construire tes propres usines de tri et de conditionnement et vendre toujours plus. Riche, tu deviendras. Tandis que les fonds marins seront détruits, une vie de roi, tu mèneras ».

« Mais c’est quoi pour toi une vie de roi ? », lui demanda le petit pêcheur.

« Une vie de roi, c’est pouvoir profiter de la vie. C’est faire la sieste l’après-midi quand on en a envie et surtout voir grandir ses gamins. Le bonheur d’être avec les siens. ».

« Mais c’est déjà ce que je fais, lui répondit le petit pêcheur. J’ai déjà une vie de roi ».

C’était l’après-midi, le petit pêcheur s’en alla de ce pas pour aller profiter des siens.

Cette petite histoire vient de la légende « The contented fisherman », remaniée début octobre en musique par l’artiste Manon Lisa. Ces légendes, infiniment éducatives en sagesse et en moralité, guident et inspirent l’être humain depuis la nuit des temps. Encore aujourd’hui, elles s’affichent durant la nuit, vous savez, dans nos lits, la figure éclairée de bleue par nos écrans. Agrégées, partagées et likées sur Facebook, il n’en faut pas plus pour saisir les messages subliminaux affichés par l’auteur de ce partage destiné à ses « amis », qu’il est finalement bien mieux sans eux. Ça devient compliqué ? Comme je vous comprends, et nous n’imaginons pas la peine que doivent ressentir les philosophes en voyant toutes ces phrases « choc » affichées tels de vulgaires post-it alors qu’il y a eu toute une œuvre postdoc. Un peu comme un professeur de français impuissant face à la nouvelle orthographe issue des messageries instantanées, sans parler des mots de vocabulaire qui rendent toute communication impossible avec une partie de la jeune génération.

Je vous le dis, j’ai le seum. Vous n’avez pas compris ? Moi non plus, je ne sais pas ce que c’est. Cependant cette légende, depuis que je l’ai écoutée, chantée, lue, je n’arrive pas à m’en défaire tellement je la trouve appropriée à nos vies d’agriculteurs et d’agricultrices.

Durant des décennies, les hommes en cravate qui écrivaient la Pac, disaient aux agriculteurs : « Pourquoi se contenter de travailler le matin ? Travailler plus, pour produire plus et vous gagnerez plus ». Alors qu’à l’époque une ferme tournait grâce au labeur d’une seule personne, le travail s’est tellement intensifié que la contribution de deux générations n’était pas de trop pour tout finir avant la fin de journée.

Lorsqu’arriva le tour de la troisième génération à vouloir reprendre le flambeau, on lui dit que c’était trop facile. Non, non, non, il fallait apporter une nouveauté. « Agrandis ton troupeau et travaille encore plus. Plus riche tu seras, une vie de roi tu mèneras », répondirent en chœur les hommes en cravate.

Intensification. Investissements. Mécanisation. Il est bien loin le temps de la sieste. Cette génération court, du matin au soir, pour rembourser ses crédits. Si elle arrive à s’en défaire, d’autres hommes en cravate lui diront : « Te voilà riche, maintenant tu cotiseras ». Alors que ce remboursement a été possible à la sueur de son front, elle réemprunte un crédit pour s’acheter une machine encore plus grande. Le grand-père, il est déjà six pieds sous terre. Le père, ne sait plus conduire les tracteurs. À la place des vitesses manuelles et des boutons simples et obsolètes tels que l’allume-cigarette, on dirait aujourd’hui de véritables cockpits équipés d’écrans d’ordinateurs.

Alors qu’on croit marcher sur la tête, justement au-dessus de nos têtes, se déploie un joli ballet : les satellites prennent des photos, puis envoient d’autres hommes en cravate sur nos terres. Les surfaces sont millimétrées. On cherche la rentabilité. À la Pac, on corrige, on sanctionne. Alors pour gagner quelques mètres carrés, on arrache les haies, les arbres… De toutes les façons, plus le temps de les tailler.

On a progressivement détruit le paysage, on reproduit le désert du grand n’importe quoi. Puis, on nous dit : « Vous tuez la biodiversité. Replantez ! ».

Aujourd’hui, j’aimerais moi aussi pouvoir ne travailler que le matin, dans ma ferme à taille humaine. Profiter de la vie, lézarder sous la pluie quand j’en ai envie. Profiter de mes enfants, être avec les miens. Tout comme dans l’histoire, j’ai moi aussi eu un homme en cravate qui m’a envoyé des enveloppes. On m’a dit : « Vous devez travailler plus. Vous diversifier ». Puis on me demande d’encoder, encore une fois, une seconde fois, ah non. Je me trompe cette fois, ce n’est plus pour les cultures. Et qu’en est-il de mon ACISEE ? Mon taux de LS, est-il bon ? Puis évidemment il y a les règles liées au MAEC. Attention, pas faucher. Comment est-ce qu’on en est arrivé là ? Je ne le sais moi-même pas.

Je peux juste l’écrire et le chanter, qu’au lieu d’une vie de roi, c’est une vie de fana. Mais qu’un jour, j’aurai ma vie de roi et que pour la première fois, les hommes aux cravates écouteront enfin ce qu’on leur dira.

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