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Pâturer plus mais pâturer mieux : l’art du bon moment

Entre printemps généreux et été plus contraignant, l’herbe impose son rythme. À Libramont, lors des journées techniques organisées par le Cra-w, Luc Delaby a partagé ses outils et repères pour mieux composer avec elle.

Temps de lecture : 9 min

« L’éleveur, la vache et l’herbe », c’est sur ces mots que commence la présentation de Luc Delaby, ingénieur de recherche à l’Inrae (Institut national français de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement). Invité dans le cadre des journées techniques organisées par le Cra-w, il a partagé son expérience en pâturage qui selon lui, permet de garantir l’avenir des territoires. Son inquiétude pour le futur n’est pas de voir disparaître les prairies ou les vaches mais bien les éleveurs.

Le fil rouge de son intervention repose sur les propos d’un de ses collègues, Monsieur Journet, qui disait : « Ce n’est pas parce que l’herbe est une ressource peu coûteuse et renouvelable qu’il faut la gaspiller. Au contraire… ».

Une valorisation intelligente et économique des prairies

Luc Delaby décrit le pâturage comme la forme la plus pertinente pour valoriser les prairies. À la fois économique, efficace et respectueuse de l’environnement, elle représente de multiples atouts pour les vaches et les éleveurs mais également pour la société.

La vache, d’abord :

En prairie, la vache dispose d’un fourrage de qualité et d’une ration naturellement complète. C’est également là qu’elle peut exprimer au mieux ses comportements naturels. L’herbe est donc un aliment de qualité, associé à un bien-être animal visible et apprécié.

Ensuite, l’éleveur :

Le pâturage constitue un fourrage peu coûteux et qui se suffit à lui-même. Lorsque les vaches pâturent, les coûts alimentaires sont réduits : pas besoin de récolter, de stocker, de distribuer, ni d’évacuer et d’épandre le fumier. « La vache devient une machine autonome, avec une barre de coupe à l’avant et un épandeur à l’arrière », plaisante l’expert.

Enfin la société :

« Nous sommes une population qui n’a plus faim et qui, donc, déplace ses exigences », affirme l’ingénieur. Les questions de santé, de bien-être animal, de naturalité ou encore de transparence sont aujourd’hui au cœur des décisions des consommateurs. Ils apprécient de voir des vaches pâturer et sont prêts à valoriser les produits issus de l’herbe. Le pâturage permet donc de proposer des produits authentiques, savoureux et différenciés, qui répondent aux attentes sociétales. « Encore faut-il en être conscient », souligne l’expert.

Comprendre le pâturage et l’ingestion pour mieux gérer l’herbe

Quand ont lui pose la question « Qu’est-ce que le pâturage ? », Luc Delaby répond : « Il s’agit de l’art de faire rencontrer la vache et l’herbe au bon moment ». Cette citation est attribuée à André Voisin, éleveur agronome qui a parcouru le monde dans les années 50’ et à qui l’on doit la théorie du pâturage tournant.

Pour en revenir à la définition, deux notions sont importantes : l’entremetteur de cette rencontre, soit l’éleveur, et l’instant où celle-ci a lieu, à savoir « au bon moment ».

Afin que l’éleveur puisse prendre une décision au « bon moment », il est essentiel qu’il comprenne le processus d’ingestion de ses bovins. L’herbe a beau être une ration complète, l’ingestion au pâturage reste limitante. Mais pourquoi cela ?

En comparaison avec une vache nourrie à l’auge, on constate, dans le tableau 1, que la vitesse d’ingestion au pré est plus lente. La quantité totale de matière sèche ingérée est également réduite. En effet, l’herbe fraîche est assez riche en eau, jusqu’à trois fois plus que l’ensilage.

50-tab 1 - Comparaison de différents paramètres d'ingestion entre une vach

Au-delà de la vitesse et de la matière sèche, d’autres facteurs influencent les quantités consommées. Parmi ceux-ci :

– le temps de pâturage qui varie autour de 400 à 650 min/jour, soit inférieur à 10 – 11 heures ;

– la fréquence des bouchées : de 40 à 70 par minute, soit une approximation de 36.000 bouchées par jour ;

– la taille des bouchées : de 0,4 à 1 g de matière sèche par bouchée. Elle dépend notamment de la largeur de la gueule de la vache.

Avec ces différents paramètres conditionnant l’ingestion, on peut fixer la limite physiologique des vaches au pâturage à 18 – 20 kg de MS/jour. Ce niveau d’ingestion n’atteindra jamais celui observé à l’auge.

Un compromis entre quantité par vache et valorisation par hectare

« Intéressons-nous maintenant à l’emploi du temps de la vache », poursuit Luc Delaby. Les repas des vaches suivent un rythme précis. Après chaque traite, l’appétit est stimulé : ce sont les deux grands moments où les animaux ingèrent le plus. Environ deux heures après la première traite, l’ingestion ralentit pour laisser place à la rumination. Puis, un second repas a lieu le soir et sera d’autant plus long que le jour est long. Durant la nuit, les vaches pâturent très peu et ruminent principalement.

Ainsi, si l’objectif est de valoriser l’herbe, il faudrait mettre les vaches en prairie rapidement après les traites, afin de capter ce pic d’appétit.

Une idée répandue consiste à offrir davantage d’herbe pour qu’elles en mangent plus. « Cela s’observe dans nos recherches : plus l’herbe offerte est abondante, plus l’ingestion augmente, jusqu’à un certain point, évidemment », explique le scientifique. Ses essais menés à Rennes dans les années 2000 ont montré qu’un kg supplémentaire de matière sèche consommée donnerait 1 l de lait en plus.

« Mais ce gain a un coût… Pour qu’une vache ingère un kg de matière sèche supplémentaire, il faut lui en offrir environ 4 kg d’herbe. Les 3 kg non consommés deviennent alors du refus et donc une perte. L’ingestion individuelle est augmentée, toutefois l’efficacité par hectare se détériore », complète Luc Delaby.

Le risque en fonctionnant de cette manière est certes de produire plus de lait mais gaspiller pas mal d’herbe. Le défi est dès lors de trouver le bon compromis entre ingestion par vache et ingestion par ha.

Ce raisonnement est particulièrement visible dans le pays où le prix du foncier est élevé. La priorité n’est pas la production par bovin mais bien la production par hectare. Plus on valorise l’herbe, plus l’exploitation gagne. C’est notamment le cas aux Pays-Bas ou ici, en Belgique. À l’inverse, comme en France, où l’accès à la terre est plus facile et surtout moins chère, l’exigence sur la production de lait par hectare est moins forte. « Cependant, l’optimisation par hectare deviendra un enjeu croissant », affirme l’expert.

Maximiser l’ingestion en favorisant une herbe appétente et facile à consommer

Pour augmenter l’ingestion, tout commence par la qualité du fourrage qui doit être facile à pâturer. Les espèces les plus performantes, selon l’ingénieur de l’Inrae, restent le ray-grass anglais et le trèfle blanc.

Gérer une parcelle, c’est produire du lait aujourd’hui mais aussi préparer la repousse de demain.

Les recommandations actuelles pour les vaches laitières sont une entrée en parcelle, entre 10 et 12 cm (jamais plus de 14 cm) et une sortie à environ 45 % de la hauteur d’entrée, soit un peu plus de la moitié consommée.

Cette manière de faire permettrait d’atteindre l’équilibre entre quantité ingérée par vache et taux d’utilisation de l’herbe par hectare, sans trop de gaspillage.

Il est aussi important de piloter l’herbe sur le long terme. Réussir le pâturage ne dépend pas seulement de ce qui se passe dans la parcelle du jour. Il faut penser à demain, à la semaine prochaine, au prochain cycle, car l’herbe pousse quotidiennement, que les vaches y soient ou non. Il s’agit d’une gestion d’un flux permanent et non d’un stock.

Pour Luc Delaby, les quatre verbes clés du pâturage durable sont : observer, réfléchir, anticiper et s’organiser.

Contrairement à l’alimentation hivernale, où l’on distribue un stock fixe, au pâturage l’offre est variable et incertaine, alors que la demande du troupeau, elle, reste relativement stable.

Gérer le pâturage, c’est pouvoir gérer l’inconnu. L’éleveur doit donc ajuster en permanence, jongler entre l’offre d’herbe et les besoins du troupeau, pour maintenir l’équilibre. C’est là que réside toute la technicité.

Et comment cet équilibre se traduit-il sur le terrain ?

Luc Delaby présente ensuite un exemple concret observé au Pin, une commune française, entre 2006 et 2015. La courbe de croissance de l’herbe y suit un profil bien connu : une forte poussée au printemps pouvant atteindre 80 kg de MS/ha/jour, puis une décroissance progressive (figure 1). Cette simple courbe permet d’illustrer la relation entre croissance de l’herbe, chargement et durée de pâturage possible.

Figure 1 : exemple de gestion de la croissance de l'herbe au fil d'une année, en fonction du nombre d'ares disponibles par vache, relatif aux conditions observées dans la commune française, le Pin-au-Haras. Sources : Delaby et coll., 2025
Figure 1 : exemple de gestion de la croissance de l'herbe au fil d'une année, en fonction du nombre d'ares disponibles par vache, relatif aux conditions observées dans la commune française, le Pin-au-Haras. Sources : Delaby et coll., 2025

Avec 25 ares par vache, soit 4 vaches/ha, il faudrait 64 kg de MS produite par hectare et par jour pour couvrir les besoins (16 kg de MS × 4 vaches). Dans ces conditions, un pâturage 100 % herbe n’est réalisable qu’à peine 90 jours par an, aux environs de mai à la mi-juillet.

Avec 50 ares par vache, les besoins tombent à 32 kg de MS/ha/j : la période s’allonge alors d’avril à fin août, avec même de l’excédent à faucher.

Avec 1 ha par vache, 16 kg de MS/j suffisent et la marge de manœuvre devient très large. On doit même anticiper pour éviter de se faire dépasser par la pousse, en mettant les vaches tôt à l’herbe et en récoltant le surplus.

Cette logique se résume par une équation :

Croissance du jour × Surface disponible = Besoin journalier × Nombre de vaches

Si l’on raisonne non plus à l’échelle du troupeau mais par vache, il faut intégrer la complémentation éventuelle. Chaque kilo de fourrage distribué remplace environ 0,9 kg d’herbe ingérée, et chaque kilo de concentré environ 0,4 kg.

Les quatre variables de l’équation sont modulables : l’éleveur peut agir sur la croissance de l’herbe (par exemple avec la fertilisation), sur la surface pâturée (agrandir/réduire, faucher), sur les apports complémentaires ou encore sur le nombre d’animaux présents (sevrage, tarissement, organisation des vêlages). Les marges de décision existent, néanmoins elles demandent pilotage et anticipation.

Lorsqu’on manque d’herbe, il est par exemple possible de maintenir les vaches au pâturage tout en réduisant la demande grâce à un apport de fourrages conservés pour une partie du troupeau. Cela revient à baisser artificiellement le chargement en prairie.

Piloter le pâturage nécessite ainsi un véritable travail d’observation et de décision.

C’est dans cet objectif qu’ont été développés des outils d’aide à la gestion. Inspiré du Grass Wedge irlandais qui évalue chaque semaine la biomasse des parcelles et les classe de la plus fournie à la plus rase, en projetant leur rotation, l’outil PaturPlan a été conçu pour s’adapter à la réalité des exploitations. Les parcelles n’y ont pas la même taille ni la même dynamique de pousse.

L’idée reste la même : aider l’éleveur à être « dans la bonne parcelle, au bon moment », en tenant compte de ses objectifs, de la croissance réelle de l’herbe et de la complémentation souhaitée.

Par ailleurs, au-delà des modèles, instruments et logiciels, Luc Delaby rappelle que l’outil central reste celui que chaque éleveur possède déjà : son cerveau. Observer l’herbe, réfléchir aux besoins, anticiper les transitions, s’organiser avant d’être débordé. Le pâturage est un système vivant, où l’offre change chaque jour. Comprendre, ajuster et décider devient essentiel pour faire de l’herbe un levier économique et durable.

« Observer, réfléchir, anticiper, s’organiser » : quatre verbes pour devenir maître du pâturage, selon l’expert. En mobilisant ces principes, conclut-il, on peut vraiment « faire du lait avec de l’herbe ».

Astrid Bughin

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