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Au bord du champ, au bord du gouffre

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Il est des données qui frappent à la porte de la conscience collective et réclament qu’on les écoute. Celles que révèle la première étude menée en Wallonie sur la santé psychologique des agriculteurs appartiennent à cette catégorie, celle qui oblige un pays à reconnaître ce qu’il s’était habitué à tenir dans l’ombre. Car découvrir que 53 % des répondants présentent des symptômes dépressifs sévères, que 28 % sont en burn-out ou à haut risque, et que 18 % ont pensé au suicide au cours du dernier mois, ce n’est pas seulement prendre acte d’un malaise, c’est se confronter à une détresse devenue structurelle, enracinée dans le quotidien de celles et ceux qui nous nourrissent. Ce ne sont pas des données marginales mais le reflet d’un malaise profond, endémique. Les témoignages recueillis ne sont pas des cris isolés. Ils forment un chœur que l’on n’a pas voulu entendre. Car si les agriculteurs souffrent ainsi, ce n’est pas seulement parce que leur métier est exigeant.

C’est parce qu’un modèle entier s’est construit sur l’idée que leur résilience était inépuisable, que leur vocation suffirait à compenser l’effondrement des prix, la lourdeur administrative, l’instabilité des marchés ou les injonctions contradictoires liées à la transition écologique. L’étude de l’UCLouvain ne révèle pas une fragilité individuelle mais l’effet cumulé de choix politiques, de réformes successives, d’un empilement de règles où le souci du vivant a trop rarement inclus celui de l’humain. Le constat est clair : 77 % des agriculteurs interrogés présentent un déséquilibre massif entre les risques supportés et les protections disponibles. Un tel taux n’est pas la marque d’un métier « difficile » : il est la signature d’un système devenu insoutenable. La ministre wallonne de l’Agriculture a reçu les résultats et annoncé vouloir en tirer des pistes d’action. C’est nécessaire, mais ce n’est plus suffisant. La Wallonie doit désormais dépasser les déclarations d’intention et reconnaître que la santé mentale des agriculteurs n’est pas un enjeu périphérique mais un pilier de sa politique agricole. Soutenir Agricall, renforcer les acteurs de terrain, coordonner avec la santé mentale : tout cela est indispensable. Il faudra cependant aussi comprendre que la crise actuelle n’est pas une parenthèse mais l’aboutissement d’un modèle agricole qui use les corps, fragilise les revenus et isole les individus.

Le courage politique consiste, aujourd’hui, à accepter cette évidence : on ne peut demander à un secteur de se transformer, de s’adapter, de répondre aux impératifs de production et aux défis climatiques, si l’on ne lui garantit pas d’abord la possibilité de tenir debout. Une société qui tolère que ceux qui la nourrissent sombrent, presque en silence, dans la détresse psychique, se condamne à un aveuglement coupable. La responsabilité politique est désormais clairement posée : il s’agit d’agir, et vite, non seulement pour soulager, mais pour refonder.

Marie-France Vienne

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