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Changer?

Je suis allergique aux changements, c’est là mon plus grand défaut. Je m’attache aux choses qui durent, à la routine, et crois dur comme fer que le mieux est assez souvent l’ennemi du bien. Dans un monde en perpétuelle mutation, je suis un anormal, un handicapé du système. Mon entourage en sourit, mais l’inertie apparente de mon comportement énerve tous ces gens qui tournent autour des agriculteurs, surtout les marchands de machines et d’équipements. Je suis l’élève le plus exécrable qui soit dans l’école capitaliste. Mais au final, détester les changements, est-ce vraiment un défaut ?

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La plupart des gens répondront par l’affirmative, surtout les jeunes. Beaucoup d’entre eux sont des adeptes fanatiques de la religion du changement : ils changent de métier, d’habitation, de petit ami ou de petite amie comme de chemise ! Et ils s’en glorifient ! Ils se marient, se démarient, mélangent leurs enfants, s’expatrient, reviennent, repartent, et poursuivent sans fin je ne sais quelle chimère. Prompts à s’enflammer, ils s’éteignent très vite puis recherchent d’autres étincelles qui les feront flamber. Ils remettent sans cesse leur vie en question, prêts à tout chambouler autour d’eux pour satisfaire leur besoin irrépressible de changement. Puis un jour, tout s’arrête, et ils se retrouvent à quarante ans sans rien de stable pour les garder en équilibre ; le réveil leur est très pénible. Le monde moderne veut cela : l’hyper consumérisme, la quête éperdue du plaisir, l’ego surdimensionné, l’insouciance infernale. Ils sont les enfants de leur époque…

Quant à moi, vieil ancien Belge encroûté, j’utilise le même tracteur depuis 30 ans ; la plupart de mes machines ont plus de 20 ans ; notre étable la plus récente a 28 ans. Rien de moderne dans mon exploitation ! J’aime le charme suranné des vieilles choses, – je ne parle pas de mon épouse, que je fréquente depuis plus de quarante ans et qui n’a rien d’une vieille chose –, je m’y attache de manière superstitieuse, car elles font partie de ma vie et sont porteuses de mille souvenirs. Je sais, c’est idiot, car les « souvenirs » ne font pas le boulot aussi vite et aussi bien que les engins modernes, mais c’est plus fort que moi, je ne peux y renoncer. J’aurais l’impression de me trahir…

En fait, je réfléchis trop avant de risquer un changement, me dit-on souvent. Je suppute, calcule, me projette dans le futur. Bref, j’atermoie, et il me faut une bonne crise pour me décider à franchir le pas. Ainsi, pendant longtemps, on m’a conseillé de passer à l’agriculture biologique, car mon exploitation s’y prête à merveille dans sa configuration. Mais il faudrait nous séparer de notre cheptel Blanc-Bleu-Belge. Mon Dieu, quel déchirement ce serait ! Je connais chaque animal par son nom ; je peux retracer l’origine de chaque famille de vaches et leur histoire personnelle depuis plus de 50 ans. Ces bêtes-là accompagnent ma vie depuis ma naissance, de mères en filles : les échanger contre d’autres animaux viendrait biffer des pages entières de mon passé comme des mentions inutiles.

Le changement m’effraie : mes gènes archaïques de paysan à l’ancienne mode me dictent mon comportement, sans aucun doute… La plupart des agriculteurs d’aujourd’hui ont perdu ce réflexe obsolète et mènent grand train dans la course au modernisme, à la productivité. « Qui n’avance pas recule ! », alors, je suis loin derrière tout le monde ! Mais les gens toujours à la pointe du progrès sont-ils plus heureux ? Pour eux, la satisfaction est mission impossible, puisque tout change et passe de mode très rapidement : ils mènent une poursuite sans fin, le cou tendu vers une carotte qu’ils n’atteindront jamais. Ils investissent, réinvestissent, changent « leur fusil d’épaule », se modernisent…

Cela dure depuis 50 ans, depuis l’avènement de la PAC, quand nos dirigeants agricoles ont engagé la paysannerie sur la voie du changement, de la course au rendement. Magnifique résultat ! Des dizaines de milliers de fermes ont disparu. La voie du changement a été pour elles la voie du précipice. Qui sait ?, pour nous aussi, bientôt…

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Voix de la terre Il n’aura fallu que cinq jours ! Lundi matin, l’énorme vieille ferme dressait encore ses murs orgueilleux au milieu du village, défiant le temps et les saisons depuis trois cents ans. Vendredi soir, elle n’était plus là, tout simplement ! Disparue, envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Un bulldozer, deux pelleteuses, ainsi qu’une noria de très gros tracteurs attelés de bennes, ont tout rasé et enlevé en quelques dizaines d’heures. Sur le terre-plein ainsi dégagé, sera bientôt construit un complexe de vingt appartements. L’un après l’autre, les derniers témoins de la vie agricole d’autrefois disparaissent des paysages intérieurs de nos localités.
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