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Autant en emporte le clan…

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Quarante mille ans avant JC.

Il était une fois un clan de chasseurs-cueilleurs, installés pour l’été au fond d’une vallée encaissée très giboyeuse, aux versants abrupts couverts de graminées et d’arbustes fruitiers. Ils avaient planté leurs tentes en peaux de renne le long d’une rivière poissonneuse, s’étaient creusé une carrière de silex dans les rochers calcaires qui surplombaient l’entrée du défilé. Le soleil les réveillait chaque matin, puis calmait ses ardeurs derrière de hautes falaises durant l’après-midi. Un vrai jardin d’Éden ! Ils n’auraient pu rêver un meilleur emplacement, et le chef de tribu se réjouissait de voir tout son monde affairé à chasser, ramasser du bois, tanner les peaux, pêcher, récolter, réparer les outils et les armes, afin de constituer d’amples réserves pour l’hiver suivant.

Seul dans son coin, le chaman du clan ne partageait pas l’allégresse générale et s’inquiétait. Il avait vivement déconseillé au chef et ses guerriers de s’installer dans cette vallée trop étroite, où ils risquaient d’être pris au piège si un troupeau de mammouths décidait de l’emprunter. Ils seraient tous piétinés ! Les hommes avaient bien ri, et s’étaient même réjouis de voir un tel gibier venir à leur rencontre : ils en feraient un massacre et auraient de la viande pour plusieurs mois. Personne n’avait écouté le vieux sage.

La saison avançait en douceur, et la tribu s’activait au creux du défilé. Les fruits séchés et les viandes boucanées gonflaient les stocks ; les céréales seraient bientôt mûres et pourraient être cueillies par les femmes et les enfants. Le chaman pressait le chef du clan de partir au plus vite : leurs réserves étaient plus que suffisantes et le troupeau de mammouths se rapprochait chaque jour davantage, accompagné de redoutables prédateurs, ours et lions des cavernes, tigres à dents de sabre. On entendait au loin des barrissements, et le sol tremblait par moments sous les pas des colosses. À n’en pas douter, selon le sorcier, la horde sauvage se dirigeait droit sur eux et allait bientôt les coincer dans le cirque sans issue. Le chef tempérait ; les guerriers ne voulaient rien entendre. Le feu rendait les hommes invincibles et allait tenir toutes ces bêtes à distance. Seuls les tailleurs de pierre et les cueilleuses de fruits, qui avaient aperçu de plus près la masse énorme des mammouths, se joignaient à la voix craintive de leur chaman. Quelques femmes avaient préparé leur paquetage et déménagé la tente de leurs enfants dans les hauteurs ; elles cherchaient en cueillant des passages praticables entre les rochers pour courir se mettre à l’abri, si les monstres déboulaient un jour soudainement dans la vallée.

La fin d’été était fort sèche, et la rivière se réduisait maintenant à un mince filet d’eau. Déjà, des aurochs s’enhardissaient aux points d’eau, et trois mammouths femelles assoiffées, accompagnées de leurs petits, avaient bravé la proximité du clan pour venir s’abreuver, et les chasseurs avaient tué l’un de ceux-ci pour le manger. Le chaman multipliait les appels, mais la plupart des hommes s’en moquaient. Ils avaient érigé des barrières de branchages autour du campement, censées barrer le chemin aux fauves quand ils y mettraient le feu. Mais une nuit, quelques gros mâles défoncèrent l’enceinte par surprise, sans que rien ne les arrête : tentes saccagées, sacs éventrés, une jeune mère et son bébé écrasés. Le chef décida alors de lever le camp. Dès le lever du soleil, en quelques heures, la tribu rassembla tout son barda et se dirigea à toute vitesse vers la sortie du défilé… trop tard ! Une armée de mammouths barrait l’entrée de la vallée, déployée à la manière des phalanges macédoniennes pour forcer le passage vers l’abreuvoir : rangs serrés et défenses en avant afin de protéger le reste du troupeau. Soudain, la masse haineuse lança la charge…

Deux mille vingt-deux après JC.

Un mammouth, c’est pas vilain ; deux mammouths, ça craint ; un troupeau, ça trompe énormément ! Nos ancêtres Cro-Magnon de cette histoire n’étaient pas très malins, me direz-vous. Mais nous, face aux dérèglements climatiques, n’agissons-nous pas exactement comme eux ? Nous nous voilons la face devant tous les signes avant-coureurs de la crise majeure qui se profile à l’horizon ; nous n’écoutons pas les chamans lanceurs d’alerte qui nous supplient de changer nos modes de vie avant qu’il ne soit trop tard. Rien n’est fait, ou si peu pour se donner bonne conscience. Ça part dans tous les sens ; c’est la pagaille ! Quatre courants se dégagent :

Les pensées néolibérales et néoconservatrices ne cessent d’alimenter le déni. Les climato-sceptiques postulent que le pouvoir de la Terre est globalement inchangé ; l’impact des activités humaines n’a guère d’influence sur le climat. Continuons comme si de rien n’était, et tirons même parti de cette nouvelle « mode » de l’énergie renouvelable.

Selon les collapsologues, la Terre est toute-puissante et élimine d’elle-même les déséquilibres. Elle menace de se retourner contre l’humanité, ce qu’elle fera certainement, et nous ne pourrons rien y faire… C’est foutu, bien fait pour nous, nous l’avons bien cherché.

Les transhumanistes et les scientistes ont quant à eux toute confiance dans les pouvoirs de l’espèce humaine. Les sciences et les technologies nouvelles vont résoudre les problèmes climatiques. No problemo, Arthuro ! Cette démarche relève d’une confiance sans borne dans la puissance des hommes, de leur intelligence.

Enfin, heureusement, les plus sensés estiment qu’un équilibre doit être (r)établi entre les pouvoirs de l’humanité et la puissance de la Terre. Ce nouveau rapport des forces passera obligatoirement, chez les hommes, par la constitution d’une société inclusive de partage, où la nature sera respectée à sa juste valeur, et non exploitée. L’agro-écologie entre ici parfaitement dans les cases !

Fort bien ! Qui a raison, qui a tort ? Chaque membre du clan campe sur ses positions et n’écoute guère les autres, tandis que le troupeau de mammouths, l’horde sauvage des catastrophes climatiques, s’apprête à déferler sur nos campements bien douillets, lors d’un scénario aussi vieux que l’humanité. Autant en emporte le temps…

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