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«A fame, peste et bello, libera nos Domine»

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Je me rappelle de ces promenades comme si c’était hier, dans les années 1960, alors que je n’étais qu’un enfant de choeur accoutré d’un costume rouge et blanc. La poussière et la boue des chemins creux avaient tôt fait de salir nos robes plissées et la soutane du vieil abbé, sans compter les longues traînées offertes en cadeaux par les troupeaux de vaches rentrés deux fois par jour pour la traite. On sautillait, on slalomait, on se marrait, puis on se faisait tirer les oreilles par les adultes (90 % de dames habillées en noir, compassées, concentrées à fond sur leurs prières). Lors de ces Golden Sixties, le contexte aurait pourtant dû inspirer un optimisme béat, avec tous les voyants au vert, une croissance économique exponentielle, une démographie galopante dans nos villages, des emplois en veux-tu en voilà, du pain et des aliments à volonté, de moins en moins chers… Il y avait bien ce Rideau de Fer entre l’Est et l’Occident, cette guerre des Six Jours en Israël, ces bombardements au Vietnam, ces famines en Afrique et en Inde, mais tout cela semblait fort lointain de la Belgique et personne ne s’en souciait outre mesure. Par contre, les maladies des bêtes et des gens, la fenaison, les mammites des vaches, la fièvre aphteuse, le mildiou des patates et la rouille dans les froments, les misères agricoles et domestiques, tracassaient bien davantage des gens d’ici. Ils récitaient avec ferveur leur mantra en latin « A fame, peste et bello, libera nos domine », en se rappelant les deux guerres qu’ils avaient connues en moins de quarante ans, celle surtout qui s’était achevée à peine vingt ans plus tôt.

Un demi-siècle plus tard, les Rogations 2022 sont téléchargeables sur Youtube et les réseaux sociaux, diffusées en boucles par les médias. « Des méchants virus, des dérèglements climatiques, de Poutine le déréglé et de la récession économique, libérez-nous Seigneur ! », et dans la foulée, tant qu’à faire, libérez-nous de l’inflation, des carburants trop chers, des pénuries en blé et en composants électroniques. Donnez-nous du pain et des jeux ! Du pain, justement ! Vers 1950, un ouvrier était payé net 20 Fb/heure et le pain d’un kilo coûtait 16 Fb ; en 1967, 120 Fb/heure et ce même pain à 25 Fb. Cette nourriture de base n’a cessé de voir son prix diminuer, mais aujourd’hui, ô drame, le pain de 800 grammes risque fort de coûter à terme 5 euros, entend-on dire. Toutes proportions gardées, même à ce prix, il sera moins cher, gagné à la sueur de son front, que le celui de 1950. Il faut relativiser, et s’il devient aussi coûteux, au moins sera-t-il moins gaspillé en Belgique, un pays merveilleux où chaque habitant jette en moyenne chaque année 350 kg de nourriture !

Le gaspillage des denrées alimentaires est un fait nouveau dans l’histoire de l’humanité. Quel luxe inouï ! Il était inimaginable autrefois d’en jeter la moindre parcelle ; au pire, on donnait les restes aux cochons. Aujourd’hui, ils sont compostés ou biométhanisés, mais cela durera-t-il ? En effet, la guerre en Ukraine entraîne le blocage de millions de tonnes de blé, et des pertes incommensurables pour la récolte à venir. Les spécialistes de la faim dans le monde s’accordent à affirmer que le pire est à craindre pour les pays les plus pauvres, qui ne pourront pas suivre le renchérissement des denrées alimentaires. Rien à faire, on revient toujours à la rengaine des Rogations, à son tryptique tragique et mortifère : guerre, faim, épidémie. Ces calamités s’inscrivent dans un cercle vicieux, difficile à briser.

Guerre armée, ou guerre économique… Ainsi, lors de recherches généalogiques, j’ai été fort étonné de découvrir un aïeul resté seul en Ardenne en 1880. Trois petites sœurs étaient décédées dans une épidémie de « grippe », tandis que les cinq autres membres de la fratrie avaient quitté la région : deux filles émigrées aux États-Unis avec leurs maris et trois garçons partis travailler dans des usines en France. Cette diaspora familiale fut causée par une famine engendrée par le mildiou dans les pommes de terre, ainsi qu’un appauvrissement généralisé de la paysannerie wallonne, causé par la chute du prix des céréales, car notre pays était inondé de blé bon marché venu d’Amérique, de Russie et d’Ukraine. Voyez-vous ça ! Chez nous, labourage et pâturage n’étaient plus des mamelles nourricières. Seul le pâturage résista vaille que vaille, mais sans les moutons ; les Ardennais « survivants » se mirent à élever des bovins, et des chevaux de trait. Il fallait bien se recycler, ou disparaître…

Trop de blé voici 140 ans, sans doute trop peu en 2022 ! «  On ne joue pas avec la nourriture ! » , disaient nos parents. Et pourtant, le grand commerce et les puissants de ce monde ne font que cela, sans aucun scrupule et avec une désinvolture sidérante ! Que vont devenir tous ces gens impactés par les conflits armés, les crises climatiques et les guerres socio-économiques, calamités de cette troisième décade du 21e siècle ? Ressortons nos bannières, nos crucifix et nos prières, et partons supplier le Ciel dans les champs, au pied des croix : « A fame, peste et bello, libera nos Domine ! ». Libérez-nous surtout de nos mauvais penchants…

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Voix de la terre Il n’aura fallu que cinq jours ! Lundi matin, l’énorme vieille ferme dressait encore ses murs orgueilleux au milieu du village, défiant le temps et les saisons depuis trois cents ans. Vendredi soir, elle n’était plus là, tout simplement ! Disparue, envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Un bulldozer, deux pelleteuses, ainsi qu’une noria de très gros tracteurs attelés de bennes, ont tout rasé et enlevé en quelques dizaines d’heures. Sur le terre-plein ainsi dégagé, sera bientôt construit un complexe de vingt appartements. L’un après l’autre, les derniers témoins de la vie agricole d’autrefois disparaissent des paysages intérieurs de nos localités.
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