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Le sourire de Mona Louisa

Temps de lecture : 4 min

Les adultes grimacent à leurs démons, Louisa rit aux anges. Du haut de ses quelques mois, elle contemple le monde de ses grands yeux tout neufs, et babille ses commentaires dans sa langue bien à elle. Son papa a beau être traducteur et multilingue, sa maman magyarophone et germanophone, ils ne comprennent pas son langage, mais perçoivent tout le bien-être et le bonheur qui rayonnent de leur petite fille, comme d’un doux soleil de printemps.

Pourtant, le moment et le lieu ne sont pas aux sourires bouille en cœur, mais plutôt aux soupirs bouches en pleurs. Nous sommes à l’église, et Louisa assiste aux funérailles de son arrière-grand-papa, un agriculteur ardennais qui a semé et récolté tout au long de sa vie immense, travaillé et peiné durant des millions d’heures. Il est parti rejoindre ses champs éternels, accompagné de l’affection des siens et des cris joyeux de ses tout-petits enfants. Il a bouclé son cycle de vie de la meilleure manière qui soit ! Vieux paysan aussi âgé que la Foire de Libramont, il s’en est allé alors que celle-ci fêtait justement ses quatre jours de grand-messe ; il a choisi également la date anniversaire de naissance de son épouse décédée 38 ans plus tôt. « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. »(Paul Eluard)

Au cimetière, Mona Louisa joue sa Joconde. Elle sourit modestement à tous ces étrangers, les uns compassés, les autres attendris, qui présentent leurs condoléances à ses parents et grands-parents. Le soleil tape dur, et le ciel sans nuage étale son linceul bleu azur sur la campagne alanguie de sécheresse. Une brise agréable se lève par instants ; sa fraîcheur consolante folâtre entre les tombes, caresse les visages, et emporte avec elle les derniers sanglots étouffés. Le cortège s’étire, puis se contracte ; les retrouvailles amicales entre cousins-cousines, entre anciens voisins-voisines, sont ponctuées de gloussements retenus, d’exclamations réprimées. Rien n’est plus vivant qu’un enterrement, plus palpitant de chaleur humaine entre personnes qui se sont perdues de vue pendant des dizaines années.

Hors du cimetière, les conversations enflent et ronronnent joyeusement. Faut-il s’en offusquer ? Louisa, quant à elle, sourit toujours avec autant de bienveillance. Sa sagesse est fleur d’innocence et recréation, qui flétrira, une fois devenue adulte, en bon sens et résignation… Et c’est le temps qui court, court, qui nous rend sérieux ; la vie nous a rendu plus orgueilleux. Et c’est le temps qui court, court, change les plaisirs ; le manque d’amour nous fait vieillir. L’existence est tellement éphémère ! Et les jours, et les semaines, et les saisons, se suivent et se ressemblent dans un éternel recommencement. Nous répétons sans cesse les mêmes erreurs, les mêmes renoncements, les mêmes égarements ; les mêmes envies nous animent, les mêmes phobies nous tourmentent, tout au long de notre vie. Nous oublions très vite les leçons du passé, nous préférons ne pas trop songer à notre avenir. Seul le présent nous accapare, nous tyrannise, nous emprisonne.

Et chez les agriculteurs venus accompagner le défunt vers sa dernière demeure, le présent, pour l’heure, c’est la Foire de Libramont. ’’Toujours la même chose, on se demande bien pourquoi on y va encore. Parce qu’on a l’entrée gratuite, pardi ! J’ai revu Untel, à propos. Di’dju, quel courage ! Il a failli se faire tuer par une limousine. En voilà un qui a vu les pieds de Saint-Pierre. À propos, t’as été au concours samedi ? Toujours les mêmes qui gagnent, avec leurs vaches à dix fesses et cou de taureau. À propos de gros cous, et de gros coûts, j’ai vu les ministres de l’agriculture à la Ferme Enchantée ; ils caressaient en experts les petits lapins, dans le sens du poil comme leurs électeurs. Faudrait leur faire visiter une vraie ferme, désenchantée, leur faire décharger une remorque de paille sous 30º à l’ombre. Et chez toi, il a plu ? On a eu une bonne averse, même pas de quoi ramasser la poussière». Et tous ces hommes d’âge mûr aux visages rudes papotent de bon cœur, sous les grands yeux limpides de Louisa. Elle voudrait donner son avis, mais personne ne l’écoutera, de toute façon !

Et pourtant…

Le sourire de Mona Louisa contient toute la sagesse du monde, toute la mémoire en condensé génétique de centaines de générations. Elle voudrait nous dire : « Souriez comme moi au passé, à mon Grand-Papy qui s’en va aujourd’hui rejoindre ma Grand-Mamy ; souriez au présent, profitez du maintenant ! Mais n’oubliez pas l’avenir, mon avenir et celui de vos petits-enfants. Réfléchissez aux actes que vous posez et poserez, si vous nous aimez réellement. Demain, nous profiterons de vos bienfaits, ou nous payerons chèrement vos erreurs. Soyez heureux, souriez comme moi malgré ce jour de deuil, souriez à la vie et protégez-la de toutes vos forces, quelle qu’elle soit… »

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