Le 31 janvier dernier, le Monde a publié un article interpellant : « Suicides d’agriculteurs, l’hécatombe silencieuse ». Âmes sensibles, s’abstenir de le lire… Les chiffres sont catastrophiques et parlent d’eux-mêmes. En France, trois suicides officiels d’agriculteurs sont recensés en moyenne par semaine ! J’écris « officiels », car ce nombre pourrait être multiplié par quatre (!) si la cause réelle était mentionnée sur l’acte de décès. Les assurances vie, ou « solde restant dû », n’indemnisent pas les suicidés, et les médecins savent faire preuve de compréhension. Le mot « accident » est le plus souvent mentionné. Une noyade dans une fosse à lisier, une chute mortelle du toit d’une étable, un chargeur articulé retourné sur son conducteur dans un fossé, un coup de fusil qui part « tout seul », un bol de pesticide avalé par mégarde, n’indiquent pas clairement un suicide, n’est-ce pas ?
L’article du Monde est excessivement déprimant. Le taux de mortalité par suicide, toujours en France, est supérieur de 28 % dans le secteur agricole par rapport à la moyenne nationale. Dans le secteur de l’élevage bovin viande, il serait supérieur de 127 % !!!! Ces statistiques, encore une fois, se basent sur des chiffres « officiels », et ignorent une réalité bien plus désastreuse ! Quel mystère se cache-t-il derrière une malédiction qui semble surtout frapper les éleveurs de bovins à viande ?
Pour bien comprendre le phénomène, il faut un peu investiguer dans le domaine médical. La dépression nerveuse est une maladie, au même titre qu’un rhumatisme, un cancer, un accident cardio-vasculaire. Elle se caractérise par une baisse de production de certains neurotransmetteurs, comme la sérotonine, qui agissent dans le système nerveux. Le cerveau se met en mode « off », et le mental démissionne. Ce syndrome, disent les anthropologues, fait partie du packaging des mécanismes qui assurent la survie de l’espèce. Pour la cohésion du groupe, il est utile qu’un individu qui ne présente plus d’intérêt pour la survie collective s’élimine de lui-même pour éviter de devenir gênant. La dépression nerveuse
Trois-quatre fois plus de suicides chez les éleveurs de bovins à viande ! Quelles en sont les causes réelles ? Faut-il chercher du côté de la solitude dont souffrent beaucoup d’agriculteurs ? Seuls au boulot, car célibataires ou mariés à une épouse qui travaille à l’extérieur ? Des nuits sans sommeil, des jours sans soleil, des repas solitaires où repassent les mêmes plats insipides…
Ce tour d’horizon rapide montre à quel point les agriculteurs cumulent les risques de souffrir d’une dépression nerveuse. Mais tout de même : une prévalence supérieure de 127 % chez les éleveurs de bovins à viande est tout à fait interpellante ! En fait, d’autres secteurs de l’agriculture semblent souffrir du même mal, ailleurs dans le monde. Le taux de dépressions nerveuses et de suicides est anormalement élevé chez les éleveurs de moutons anglais et néo-zélandais, ainsi que chez les « cow-boys » australiens et brésiliens. Il faut chercher dans les conditions d’ambiance environnementale de ces agriculteurs, observer leurs lieux de travail, comprendre leurs habitudes, suggère la Professeure Marjolein Visser (agro-écologie, ULB).
Qu’ont les éleveurs de moutons anglais en commun avec les fermiers de France et de chez nous ? La Professeure Visser est fine mouche, car selon elle, « il y a un lien de cause à effet
La dépression nerveuse n’est pas une fatalité ou un mal honteux ; elle ne doit pas constituer un sujet tabou dont personne n’ose parler, en Wallonie et ailleurs. Les causes sont multiples et méritent d’être étudiées, débattues au grand jour. Bien sûr, nous avons Agricall, cette cellule d’écoute ô combien indispensable, mais trop réactive et pas assez pro-active, diront les esprits chagrins. Le problème est complexe : le prendre à bras-le-corps ne serait pas un luxe, dans le contexte actuel de notre agriculture.
Car, comme le conclut Dr Visser : « Mais ce n’est pas tout bien sûr. Il y a tout un monde qui a été envahi et conquis, et qui meurt en silence… »