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À la rencontre de Georges Sinnaeve : «Ma préoccupation première, c’est le capital humain du Cra-w»

En cette année 2022, le Cra-w fête ses 150 ans d’existence. Pour en parler, nous sommes allés à la rencontre de Georges Sinnaeve. Ce pur Gembloutois issu du milieu agricole a enfilé le costume de directeur avec une certaine discrétion et une élégance mâtinée d’humour. Depuis décembre 2021, il fait profiter l’institution de son expérience et de ses compétences. Le tout avec un grand sens humain ...

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Étroite, un peu cahoteuse, la rue de Liroux. On y guetterait le surgissement d’une présence. Les pas, le couinement des pneus sur le sol mouillé arrachent des bribes de silence à ce morceau de campagne un peu esseulé. En retrait, légèrement tapi, le bâtiment Lacroix abrite le bureau du directeur de la vénérable institution wallonne qui emploie 430 personnes, tous grades confondus et couvre 230 hectares dont 73 ont été convertis en bio.

D’où venez-vous Georges Sinnaeve ?

Je suis né à Gembloux où j’ai été baigné depuis tout petit dans le monde agricole puisque mon père était à la tête d’une exploitation mixte composée de cultures et d’un élevage porcin. D’abord naisseur, il s’est ensuite lancé dans le cycle complet du porc en devenant aussi engraisseur. Déjà à cette époque, il s’était engagé dans la filière PQA (Porc Qualité Ardenne), très sensibilisé qu’il était à l’aspect du bien-être animal, et ce, bien avant la lettre.

Quels souvenirs gardez-vous de cette période de votre vie ?

Mon père avait envisagé son élevage sur le principe d’une stabulation libre et je me souviens de l’étable des truies gestantes que l’on nettoyait au tracteur. Il était alors en contact avec Charles Bodart qui étudiait la résistance du porc Piétrain au stress, puis avec ses successeurs qui ont développé le concept de porc plein air. Ce sont des aspects auxquels j’ai été sensibilisé très jeune.

Tout vous prédisposait donc à embrasser des études d’agronomie…

En effet, mais curieusement je n’ai pas fait, stricto sensu, des études d’agronomie, mais de chimie agroalimentaire. Ce faisant, j’ai surtout côtoyé les aspects de valorisation en lien avec l’industrie de première transformation.

Quand avez-vous intégré le Cra-w ?

En 1985, et je n’ai jamais eu d’autre employeur. J’ai commencé ma carrière en tant que chercheur à la station laitière à Gembloux. J’ai été assez vite amené à m’intéresser à la spectrométrie dans le proche infrarouge afin d’effectuer un suivi de qualité de beurre en cours de fabrication. Dans le cadre de cette technologie, j’ai travaillé avec une équipe de recherche dirigée par Robert Biston et Pierre Dardenne qui étaient basés à la station de haute Belgique à Libramont, où j’ai été recruté en tant que fonctionnaire.

«Nous avons en permanence 130 projets de recherche. Certains portent sur la valorisation agroalimentaire,  de l’autonomie protéique alimentaire et dans les élevages, la résilience climatique».
«Nous avons en permanence 130 projets de recherche. Certains portent sur la valorisation agroalimentaire, de l’autonomie protéique alimentaire et dans les élevages, la résilience climatique». - Cra-w

J’y suis resté pendant six ans. C’est là que j’ai fourbi mes armes en matière d’utilisation du proche infrarouge. J’ai ensuite succédé à Robert Biston à la tête du laboratoire de technologie céréalière.

Vous êtes donc passé du lait aux céréales…

Tout à fait. Il faut savoir qu’en 1979, M. Biston a été le premier à croire scientifiquement à l’utilisation de la spectrométrie infrarouge proche pour déterminer la qualité des productions agricoles, devenant ainsi l’un des pionniers de cette technique tant au niveau européen que mondial.

Cette technologie a pris un essor très important au niveau du Cra-w, elle est d’ailleurs encore très largement utilisée actuellement, sous la houlette de Vincent Baeten qui a poursuivi dans cette voie tout en développant des outils plus pointus.

Nous pouvons désormais bénéficier de spectromètres de poche, et ce dans une optique d’amener le labo au plus près du terrain, dans les étables, dans les champs. À la station de haute Belgique, j’ai aussi assisté à la genèse de Requasud et à la mise en réseaux des laboratoires. J’ai eu la chance d’avoir un grand historique dans la maison et d’avoir vu naître et progresser de nombreux projets.

Quels étaient justement les projets sur lesquels vous avez travaillé ?

La plus grande partie de ma carrière a été dédiée à la qualité des céréales, notamment leur aptitude à la transformation. Je suis revenu à Gembloux avec le laboratoire de technologie céréalière dans le cadre de la réorganisation du Cra-w. J’ai été l’in des premiers à commencer les mesures en champ avec la spectrométrie proche infrarouge en mettant des appareils sur des récolteuses. J’ai toujours aimé partir des demandes de l’aval pour les faire remonter vers l’amont. Une des déviations de l’agriculture a été de produire sans trop se soucier de la valorisation. Et cela m’a beaucoup chagriné… On produit du froment destiné à l’alimentation du bétail, chez Biowanze, sans trop s’occuper de la qualité. Il faut savoir que la meunerie belge n’est alimentée qu’à hauteur de 10 % maximum par des productions belges. Le reste vient de France, d’Allemagne ou de plus loin. Je me réjouis des initiatives de relocalisation des filières.

Qu’est-ce qui vous a amené à prendre la tête de l’institution gembloutoise ?

À la base, ce n’était pas tout à fait dans mes plans. Après ma carrière de chercheur, je suis devenu directeur d’une unité de recherche qui couvrait les domaines laitier et céréalier avant d’être étendue à la biomasse et au bois. Je n’envisageais pas d’aller plus loin ou de faire autre chose car c’était l’aboutissement d’une carrière classique de scientifique au sein du Cra-w. Dans le cadre de mes fonctions, je devais également faire de la gestion financière et humaine. Afin de m’améliorer dans ces domaines, je me suis tourné vers une formation organisée par la Région wallonne qui m’a permis d’obtenir le certificat de management public. Je me suis donc retrouvé dans un « pool » de mandataires. Un jour, quelqu’un m’a suggéré de postuler alors que je ne m’étais jamais projeté dans ce type de fonction. Je me suis retrouvé en concurrence avec mon prédécesseur, M. Poismans et j’ai fini deuxième jusqu’à ce qu’il décide de mettre un terme à son mandat. J’ai été convié au cabinet du ministre Willy Borsus, notre ministre de tutelle. Après avoir échangé, il a pris la décision de me désigner. Le 1er décembre 2021, j’ai donc repris le mandat de René Poismans, qui devait s’achever le 31 décembre 2024. C’est dire que je garde donc le même contrat d’administration et la même date de sortie. Avec M. Borsus, je suis dans une relation de confiance et de respect mutuel. Et c’est très important à mes yeux. Pour l’heure, je n’envisage pas de briguer un nouveau mandat même si je ne ferme pas tout à fait la porte…

Quelle est l’impulsion que vous souhaitez donner au centre de recherche ?

Ma préoccupation première, c’est le capital humain du Cra-w. Il faut quand même savoir qu’un scientifique a un mode de fonctionnement très particulier, on ne le bride pas. J’envisage le Cra-w comme un centre de recherche qui se doit de respecter les règles administratives mais pas comme une administration qui fait de la recherche agronomique. Les chercheurs sont des gens imaginatifs, parfois un peu difficiles à canaliser. Mais si vous les bridez, ils perdent cette dimension et vous les ferez fuir. Certes, nous avons un statut de fonctionnaire, mais nous refusons d’être des fonctionnaires fonctionnant.

Quelles sont, pour vous, les plus grands moments et importantes personnalités qui ont fait le Cra-w au cours des 150 dernières années ?

Le Cra-w a toujours eu comme préoccupation l’authentification et la qualité des produits. Déjà à l’époque de M. Petermann, en 1872, l’on s’intéressait à la qualité des engrais, aux fraudes. À cette époque, le Cra-w était hébergé au sein de la Faculté. Les professeurs d’université avaient souvent une double casquette, celle de l’enseignement et de l’application des recherches.

«A l’époque d’Arthur Petermann,  le Cra-w était hébergé au sein de la Faculté. Les professeurs d’université avaient souvent une double casquette, celle de l’enseignement et de l’application des recherches».
«A l’époque d’Arthur Petermann, le Cra-w était hébergé au sein de la Faculté. Les professeurs d’université avaient souvent une double casquette, celle de l’enseignement et de l’application des recherches». - Archives du Cra-w.

La sortie du giron de la Faculté est à la base de l’éclatement des différents sites et bâtiments. Nous sommes actuellement sur neuf sites à Gembloux. Pour des raisons agronomiques, nous en avons également un en région froide, à Libramont, et un autre en région chaude à Mussy-la-Ville, en Gaume. Quant aux personnalités les plus marquantes, je citerais Charles Bodart, dans les années 70 et 80, pour les aspects zootechniques qui ont débouché sur des modes de productions plus respectueux de l’environnement et des animaux : porc plein air, résistance au stress, les techniques de castration chimique. J’ai connu Fernand Froidmont, un sélectionneur d’orge, que l’on venait consulter des quatre coins de la Belgique alors qu’il ne publiait pas beaucoup. Et aussi Robert Oger, l’un des premiers statisticiens du Cra-w qui a mis en avant l’importance du traitement de données, une dimension qui a contribué au développement des stations météorologiques. Je citerai aussi José Carré qui fut l’un des premiers à parler de chaudière à paille et de valorisation de la biomasse.

Comment définiriez-vous la relation entre les agriculteurs et le Cra-w ?

Le Cra-w est là pour aider les agriculteurs, à mettre en place des filières. Il garde un franc contact avec le monde de l’agriculture. Mais nous peinons peut-être à le devancer et à anticiper des changements parfois rapides et brutaux.

«J’envisage le Cra-w comme un centre de recherche qui se doit de respecter les règles  administratives mais pas comme une administration qui fait de la recherche agronomique» insiste Georges Sinnaeve.
«J’envisage le Cra-w comme un centre de recherche qui se doit de respecter les règles administratives mais pas comme une administration qui fait de la recherche agronomique» insiste Georges Sinnaeve. - M-F V.

Qui aurait pu prévoir une pandémie et le retour d’une guerre en Europe ? Ces événements nous questionnent. L’Europe a pris le pli de faire fabriquer là où c’était le moins cher, si bien que l’on se retrouve avec une énorme dépendance au niveau des intrants. Par ailleurs, nous ne pouvons pas encadrer toutes les filières. J’en ai vu quelques-unes démarrer, certaines réussir, d’autres se planter.

Pourriez-vous nous donner un exemple ?

J’ai participé à l’encadrement d’une filière de production d’huile de colza pour biocarburants. Il y a eu un véritable engouement à l’époque mais je ne connais quasiment plus d’installation de pressage de graines de colza qui tournent encore aujourd’hui.

Le Cra-w peut se permettre d’essuyer les plâtres. On est peut-être même là pour cela. Être précurseur, c’est aussi prendre le risque de connaître l’échec pour l’éviter à d’autres.

Travaillez-vous au lancement de nouvelles filières ?

Nous expérimentons depuis environ quatre ans la culture du blé dur. Si j’avais dit cela il y a dix ans, je pense que l’on m’aurait jeté des cailloux !

Actuellement on ne peut avancer que si le taux d’échec est raisonnable, et à mon avis, c’est une culture qui peut s’implémenter en Wallonie. N’oublions pas que nous avons des usines comme Soubry que l’on peut alimenter avec cette production.

Dans le même ordre d’idée, nous travaillons au niveau de cultures de tournesol, synonyme d’huile, dans le cadre du projet « Sunwall », qui répond à l’une des questions posées par le conflit russo-ukrainien.

Nous testons une petite filière qui comprend les aspects culturaux, de transformation. Nous nous sommes associés avec la société Alvenat, une PME cinacienne spécialisée dans la production d’une huile végétale de colza de qualité non-OGM provenant de l’agriculture locale.

Sur quels domaines le Cra-w va-t-il se pencher dans un proche avenir ?

L’agriculture, l’élevage de précision et les outils d’aide à la décision vont toujours occuper l’actualité. L’important est notamment d’amener l’intrant adéquat à la dose optimale. Il est par ailleurs essentiel, à mes yeux, de trouver un équilibre entre rentabilité et attentes des consommateurs, de mieux intégrer l’élevage dans les écosystèmes.

«Nous expérimentons depuis environ quatre ans la culture du blé dur. Si j’avais dit cela il y a dix ans,  je pense que l’on m’aurait jeté des cailloux» sourit Georges Sinnaeve.
«Nous expérimentons depuis environ quatre ans la culture du blé dur. Si j’avais dit cela il y a dix ans, je pense que l’on m’aurait jeté des cailloux» sourit Georges Sinnaeve. - Cra-w

Je crois qu’il faut réconcilier élevage et agriculture, les deux sont indissociables en Wallonie. Je m’inscris en faux contre les fermes dissociées, qui constituent pourtant un choix en Flandre. Je continue à croire à la polyculture-élevage. Qu’est-ce qui empêcherait, par exemple, une association entre un horticulteur et un agriculteur en grandes cultures ou de conjuguer l’horticulture dans les vergers en y associant des moutons ? La gestion des risques me semble par ailleurs primordiale. Une filière doit être solidaire. On touche à des aspects humains. Les petites filières ou celles de niche doivent leur succès au fait que les opérateurs se connaissent très bien. En cas de problème, c’est toute la filière qui fait le dos rond et pas seulement le producteur. Nous allons poursuivre nos travaux dans le sens d’une meilleure connaissance des produits, détecter ce qui ne devrait pas s’y trouver comme les mycotoxines, résidus de produits phytopharmaceutiques afin d’éviter le déclassement de lots. Il faut savoir que nous avons en permanence 130 projets de recherche. Certains portent sur la valorisation agroalimentaire, l’autonomie protéique alimentaire et dans les élevages, la résilience climatique.

«Les petites filières ou celles de niche doivent leur succès au fait que les opérateurs  se connaissent très bien. En cas de problème, c’est toute la filière qui fait  le dos rond et pas seulement le producteur.»
«Les petites filières ou celles de niche doivent leur succès au fait que les opérateurs se connaissent très bien. En cas de problème, c’est toute la filière qui fait le dos rond et pas seulement le producteur.» - Cra-w

À côté de cela, nous avons des projets classiques dont l’on parle moins. Rappellons que le Cra-w a toujours été un créateur de variétés. Historiquement, nous sommes obtenteur de variétés d’orge, de froment, d’épeautre. Des activités qui ont été largement reprises par le privé. Nous ne sommes plus guère actifs qu’en matière d’épeautre. Enfin, je tiens à rappeler que le Cra-w n’est pas là pour prendre position par rapport à des choix d’opérateurs économiques. Je respecte autant une filière bio qu’industrielle.

Marie-France Vienne

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