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Quand l’utile vous mutile

S’il est un mot souvent prononcé par les parents dans une famille d’agriculteurs, « utile » est bien celui-là ! Je l’ai entendu des milliers de fois durant mon enfance et ma jeunesse. Vous aussi, certainement ! « Est-ce bien utile, ce que tu fais là ? » « Rendez-vous utiles, au lieu de bayer aux corneilles ! » ; « Il faut joindre l’utile à l’agréable. », etc, etc. Je me rappelle la lamentation pleurnichée d’une toute vieille parente : « Je ne suis plus bonne à rien. Ce serait aussi bien de partir, quand on est inutile, qu’on est devenue une charge pour les autres. ». En ces jours de vaches pas si maigres qu’on ne le dit, ce mode de pensée résonne comme une hérésie, un archaïsme sorti tout droit des cavernes préhistoriques. La société de consommation a aboli la distinction entre l’utile et l’accessoire ; elle crée sans cesse de nouveaux besoins. Les loisirs et les plaisirs arrivent au premier rang des choses absolument indispensables, prioritaires, sans lesquelles la vie n’a aucun sens.

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Mais dans le monde paysan d’hier et d’aujourd’hui, les activités sont classées en deux catégories : les choses utiles et les autres, inutiles et futiles. Il ne faut pas passer son temps « à toutes bêtises ». La bonne marche de l’exploitation passe souvent (toujours) avant les individus, leurs rêveries, leurs aspirations : on sacrifie tout aux animaux, aux cultures, aux récoltes ! Cet « utilitarisme » est encore fort vivace aujourd’hui et accompagne notre lourd atavisme. Indispensable aux temps anciens, il a causé et cause encore bien des frustrations, voire un rejet du métier par la jeune génération. Poussé dans l’absolu, l’utile ne rutile en aucune façon : il nous mutile… Comment trouver un juste milieu ?

Les témoignages sont innombrables et accablants. J’en ai collecté des dizaines au cours de multiples conversations, à l’occasion de rencontres aléatoires ou de soirées entre amis agriculteurs. Un entrepreneur en maçonnerie, fils d’agriculteur, m’a raconté sa jeunesse et les difficultés de son choix d’étude. Il avait préparé l’examen d’entrée à la faculté des sciences appliquées, pour devenir ingénieur civil. Il était fort bon en math et adorait l’informatique. Il avait réellement toutes ses chances ; seulement voilà, la première session tombait début juillet, et cette année-là, et la fenaison était difficile. Alors qu’il s’habillait « en dimanche » pour prendre le bus de Liège, son père l’avait pris à parti : « Tu ne vas tout de même pas laisser tomber les foins, aller te promener pendant qu’on travaille ? » (sic). Le jeune homme de 18 ans était resté pour les foins, se disant que tant pis, il présenterait l’examen en août, en deuxième session. Hélas, cette semaine-là en août, ses parents eurent encore besoin de lui, pour aider à la moisson. « De toute façon, tu vas sans doute rater. Tu es bien plus utile à la ferme. On ne fait pas un pur-sang avec un cheval de trait. » (resic) Le pire, dans cette mésaventure, réside dans son acceptation, accompagnée d’une forme de fierté de s’être sacrifié pour la bonne marche de la ferme, laquelle passait avant son bonheur personnel. Mais il a tout de même fui l’agriculture comme la peste, pour ne pas infliger à ses enfants ce qu’il avait subi.

Une gentille brave dame, agricultrice et grande amatrice d’écriture, s’est également épanchée sur ce sujet « honteux ». Adolescente, il ne fallait surtout pas qu’on la surprenne assise en train de lire, ce qu’elle adorait, car selon sa mère « lire, c’est de la fainéantise ». Elle attendait le soir, et veillait bien tard sous les draps avec une lampe de poche, ce qui l’a rendue myope « comme une vieille taupe » (sic). Encore aujourd’hui, il lui est difficile de s’installer au fauteuil en journée, avec un bon bouquin, car les mots de ses parents résonnent encore douloureusement dans sa tête. S’installer devant la télé était strictement interdit avant 20 heures, mais elle avait bataillé ferme et menacé de faire grève, pour qu’on lui accorde le hit-parade d’André Torrent du samedi après-midi, qu’elle regardait debout en repassant les sous-vêtements et les linges de toute la tribu. L’autre jour, venu lui rendre visite de manière impromptue, son très vieux papa l’avait trouvée derrière son ordinateur, en train d’encoder la déclaration PAC. « On z’è bon là, bâchèl'» (on a bon, là, ma fille), de jouer à l’ordinateur alors qu’il fait si bon ! Je pensais bien que tu serais au jardin, à faire quelque chose d’utile ! ». La vie à la ferme a bien changé : il est bien plus utile de « jouer à l’ordinateur » pour remplir les formalités, que de s’esquinter à bêcher son potager… Allez expliquer cela aux vieux paysans !

« Utile », toujours ce mot : « utile » !

La tyrannie de l’utile a causé bien des regrets, des souffrances et des frustrations. Beaucoup d’enfants d’agriculteurs ont arrêté leurs études, parce que leurs parents n’y voyaient rien d’utile, particulièrement les filles, destinées par le patriarcat prégnant à se marier et à consacrer leur vie à leur ménage, aux enfants… et à la ferme. Être douce, aimante, soumise, travailleuse, attentive aux autres : telles étaient les qualités requises pour s’accomplir en tant que femme. Être intelligente, instruite, cultivée, autonome dans ses pensés et ses actions : autant de défauts « inutiles »… Les tâches administratives, considérées comme « inutiles », se sont multipliées à la ferme au cours des trente dernières années. Naturellement et comme si cela coulait de source vu leur caractère futile, ces obligations bien peu viriles et inutiles aux yeux des fermiers, ont été confiées aux épouses, pour qu’elles rendent « utile » leur propension à lire et écrire, à « jouer » sur l’ordinateur comme disait le vieux monsieur. Voilà comment ces dames prennent aujourd’hui le contrôle de nos fermes ! Juste retour du bâton… J’en rigole !

D’autres témoignages et des situations vécues méritent de s’interroger sur cette obsession de « l’utile », cette phobie du « futile ». Mon épouse et moi avons toujours fait des efforts pour soutenir nos enfants, malgré cette monomanie de l’utile, tout de même bien ancrée en nous. Un après-midi de juin, nous étions venus assister à la proclamation du diplôme de secondaire du fiston, quand une jeune fille en pleurs s’est jointe à nous. Elle désirait retourner avec nous, car elle savait que nous quitterions tôt la réception. Ses parents n’avaient pas eu le temps de venir, occupés qu’ils étaient à ensiler 60 hectares. Sa Grande Distinction n’avait pas du tout impressionné son père, et il fallait absolument qu’elle rentre au plus vite pour aider sa maman à traire les vaches, selon le message qu’elle nous a montré sur son GSM. Quinze ans plus tard, la gamine est médecin urgentiste aujourd’hui, mais n’a pas oublié le peu de cas qu’avait fait son papa du diplôme « inutile » de sa fille, de ses résultats exceptionnels.

Elle nous a glissé à l’oreille ces quelques mots : «  L’utile à tout prix, ça vous mutile, et ça lamine les sentiments humains ! » . Difficile de la contredire. On ne sait que penser, sinon culpabiliser, tant nous sommes hélas restés accrocs à « l’utile »…

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