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À Sivry-Rance, le domaine de Montjumont… ou la surprise du sommelier

On dit souvent qu’on ne rencontre pas les gens par hasard, qu’ils sont destinés à traverser notre chemin pour une bonne raison. C’est sans conteste le cas de Sophie Le Clercq et d’Éric Boschman, deux personnalités a priori aux antipodes, mais pourtant pas tant que cela.

Temps de lecture : 8 min

La première est présidente du groupe familial CIT Blaton à qui l’on doit quelques grands projets immobiliers en Belgique, dont la construction du Berlaymont et bien plus. Le second a été Meilleur sommelier de Belgique en 1989 et s’est fait connaître par ses chroniques dans les médias et surtout par ses spectacles humoristiques sur le vin ou la bière, dont « Ni dieu ni maître mais du rouge ».

Petite-fille d’Émile Blaton, Sophie Le Clercq développe depuis 1995 sa propre société, JCX Immo, et mène des projets les plus variés avec « un engagement éthique qui concilie la rentabilité et l’attention portée à la collectivité »

En 2001, elle achète avec son mari, l’artiste-peintre Yves Zurstrassen, un vaste domaine agricole et viticole dans le Luberon, en Provence, et entreprend de faire revivre le vignoble, Les Davids. « Faire du vin avec des raisins me fascine, tout comme faire du pain avec de l’eau et du blé, ce sont les bases de la vie. Lorsqu’on a acheté cette propriété, tout avait été mangé par les moutons, mais on a replanté et on produit désormais du vin », confie-t-elle.

Situé à 500 m d’altitude non loin du Ventoux, le vignoble de 30 ha se trouve au cœur d’une propriété qui en fait plus de 120, il est conduit en polyculture biologique.

Présent dans la région pour présenter son spectacle dans un autre vignoble détenu par des Belges à l’occasion du 21 juillet, Éric Boschman est invité par une amie cuisinière qui travaille pour Sophie Le Clercq à visiter Les Davids…

« La rencontre a été très agréable, le courant est tout de suite passé. Sophie m’a confié avoir trois préoccupations et m’a demandé de l’aider pour trois missions : valoriser les pommes de sa propriété à Pesche, près de Couvin, dans la Botte du Hainaut, pour qu’elles ne servent plus à nourrir les sangliers ; développer le réseau de distribution des vins des Davids chez les cavistes belges ; et, le plus surprenant, développer un vignoble en Belgique… », se rappelle le sommelier-humoriste.

SI les deux premières missions ont été remplies en moins d’un an, il en est tout autrement du domaine viticole. Tout sommelier qu’il soit, Éric ne dispose pas de toutes les connaissances en viticulture. Et surtout, où planter… ?

Le domaine de Montjumont associe l’industrielle Sophie Le Clercq (ci-dessus) au sommelier-humoriste Éric Boschman (ci-dessous).
Le domaine de Montjumont associe l’industrielle Sophie Le Clercq (ci-dessus) au sommelier-humoriste Éric Boschman (ci-dessous). - Micha Pycke et studio-sdc.com

Eric
Eric - studio-sdc.com

Le déclic

« Un jour, un ancien de l’école primaire de Grandrieu, où j’ai usé mes fonds de culotte, m’appelle pour me demander comment cuire de la cervelle… Dans la foulée, je lui demande s’il connaîtrait une terre à vendre et c’était justement le cas à Sivry-Rance. C’est une région où il y a peu de vignobles et c’est là que j’ai passé mon enfance, où mes parents avaient leur restaurant. On va voir avec Louis Paquet, beau-fils de Sophie. C’est nickel, avec des schistes verticaux et non horizontaux, de belles argiles, un peu de calcaire… : il y a tout ce qu’il faut ! »

« Contrairement au vignoble des Davids où tout s’est fait un peu par hasard, ici, on veut un véritable projet. Nous avons donc pris l’avis d’une série de spécialistes, pour l’eau, la terre, et dessiné les parcelles, les types de haies… Nous travaillons de manière scientifique pour tout faire convenablement. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de voir comment l’intervention de l’humain qui cultive peut être faite dans le respect total du vivant, de ce qui existe. Passionnant, et comme on n’est pas dans une terre de tradition viticole, on peut tout essayer ! Et faire cela avec Éric, c’est beaucoup de plaisir, on s’amuse bien, j’aime beaucoup. Nous allons commencer par planter 9 ha de vignes, avant d’aller jusqu’à 10,5 ha », poursuit Sophie Le Clercq.

« Nous avons également déjà planté des variétés locales de pommiers hautes tiges pour produire du cidre et avoir les deux cultures pour être plus en agroforesterie. Aux Davids, nous avons des haies, des truffières, de l’arboriculture… dans une totale biodiversité et polyculture. C’est ce que nous voulons faire en Belgique aussi. »

Cépages résistants

« Pour le choix des variétés, on a beaucoup discuté et dégusté, puis opté pour les cépages interspécifiques, pas toujours miraculeux, mais au niveau de l’impact environnemental, c’est ce qui se fait d’optimal actuellement. Je pense que c’est un discours audible. Pour moi, la vraie avancée de ces variétés, c’est qu’elles nous permettent d’être différents », reprend Éric.

« Quel est l’intérêt, même si c’est très bon, de faire des vins tranquilles de chardonnay ou de pinot noir, alors que les meilleurs du monde sont à quelques centaines de kilomètres de chez nous ? Un intérêt commercial à court terme sans doute, mais tu ne construis rien et tu ne fais que t’exposer à une concurrence énorme. Le monde entier fait du chardonnay vendu à 5 ou 7 € sur le marché belge alors que les vignerons belges ne sont pas capables de vendre à ce prix aujourd’hui. Ils devront s’y résoudre tôt ou tard, la croissance n’est jamais infinie. Les bouteilles à 25 ou 45 €, c’est un positionnement marketing, je n’y crois pas beaucoup, mais avec du souvignier, il est possible de faire des trucs très bons aussi. »

« Notre ambition est de produire au moins 50 % de vins blancs, 25 % de rouges, et pour les 25 % restants, cela variera en fonction des conditions du millésime, peut-être du rosé. Mais pas de bulles ; tout le monde le fait très bien, on ne serait jamais qu’un bruit de plus dans le paysage. Ce qui fait également l’originalité du projet, c’est que nous développons tout ce qui est agroforesterie, avant d’implémenter la vigne. »

Planter d’abord le cadre, puis le remplir. Les haies sont laissées dans un premier temps en l’état, même pas retaillées. Le bâtiment et ses annexes situés sur la parcelle de Montjumont seront majoritairement abattus, sauf le corps de maison qui est conservé. L’urbanisme agricole local demande de travailler sur un modèle de longère, toujours en longueur, typique de la région. Et Éric d’expliquer : « On travaille un bâtiment en U, avec bâtiment bureau-logement et bâtiment technique, qui rentre dans le dénivelé de la maison, pour gagner au niveau thermique. On fait un bâtiment totalement passif avec briques de chanvre, retraitement des eaux… pour avoir le moins d’impact possible sur l’environnement. »

Toute la famille de Sophie Le Clercq est impliquée, c’est une aventure transgénérationnelle. « Le mot d’ordre : réfléchir à très long terme tout en préservant l’environnement. On est sur des terres qui n’ont jamais vu autre chose que des vaches ; avec une traçabilité sur plus de 30 ans, il n’y a rien. Donc, nous demanderons dès le départ la certification bio. Sur les 18 ha de la propriété, nous n’allons planter au printemps que 5 x 1,5 ha des cépages suivants : divico, divona, souvignier gris, muscaris et régent (qui sera travaillé en carbonique) sur des porte-greffes 3302. Le Luxembourgeois Carlo Faber est notre pépiniériste-planteur. »

« Avant cela, à l’automne, on replante trois nouveaux hectares de pommiers et on laisse 3 à 3,5 ha en jachère. La priorité est actuellement de planter les haies, les arbres et les clôtures anti-sangliers. C’est un coût important : il y a 4 km à placer. On va tout lancer cet automne, c’est le premier pas d’une longue série ! »

Pour la suite, l’achat d’autres parcelles est en discussion dans les villages voisins, l’un d’eux n’a pas encore été concrétisé. Quoi qu’il en soit, la cave sera dimensionnée pour traiter une récolte de 30 ha.

« Pour organiser cela, nous n’avons pas besoin de financement participatif, nous ne ferons pas de coopérative financière, mais nous voulons une inclusion du public et lui permettre d’avoir quelque chose d’exclusif. Un peu sur le modèle des « wine club » en Australie ou aux États-Unis où les membres peuvent acheter des cuvées hors commerce et avoir accès à des avantages. »

« L’objectif est de créer une communauté, de créer ici un pôle d’attraction et de ramener de la vie dans cette région où les villages sont devenus des dortoirs. Il faut aller chercher les touristes qui sont aux barrages de l’Eau d’Heure, pour qu’ils viennent découvrir la beauté du paysage, les bocages… il faut qu’il y ait un restaurant convenable dans le coin (en plus de celui de mon frère…), qu’il y ait de quoi loger. La vocation sociale du vignoble, elle est là-dedans… pas juste faire du vin », poursuit Éric.

Nouvelle aventure

Et de conclure : « Cela fait une trentaine d’années que je suis dans le métier, c’est une boucle qui est bouclée… J’ai fait trois ou quatre fois le tour du monde, tout cela ne servait à rien d’autre qu’à moi jusqu’à présent. C’est de l’expérience personnelle. Cela me sert dans mon métier, c’est sûr. Mais être à la base du produit, pouvoir interagir directement, est nettement plus intéressant. On m’a souvent demandé quand j’allais faire du vin moi-même, cela m’est rigoureusement impossible, car je n’en ai pas les moyens financiers. Ici j’ai une chance folle avec Sophie, car c’est elle qui m’a fait monter dans le projet et j’en suis extrêmement heureux. »

« Cela représente cela et aussi la fin de ma vie : d’ici le moment où les vignes seront à même de produire du vin de qualité, je serai à un âge où ma retraite aura sonné depuis longtemps. Cela représente aussi cette idée de replacer cette région sur la carte, c’est un coin que j’aime profondément, qui a échappé à beaucoup de destructions. Ici, il n’y a plus beaucoup d’habitants mais il y en a encore. Pour moi, l’idée de ramener de la vie est un corollaire de l’aventure du vignoble. »

Marc Vanel

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