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Esprit de famille

Des chiffres, toujours des chiffres ! Dès qu’un problème se pose, vite, on collecte des données, on calcule, on analyse, on communique. On récolte des preuves à charge pour bétonner son postulat ; on cherche des petits papiers à décharge pour se dédouaner quand on est dans ses petits souliers, qu’il s’agisse par exemple de pollution aux PFAS des eaux potables -parlez-en à Céline Tellier… –, d’inondations « imprévues » dues aux 250 mm/m² de pluies de ces trente derniers jours, de négligences sécuritaires nationales, etc.

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Rien ne vaut quelques chiffres bien sentis, érigés en remparts, ou bourdonnant de manière inquiétante comme des drones chargés d’explosifs. On retrouve des chiffres partout ! Et justement, les métiers de la terre constituent un terrain de jeu fort stimulant pour les technocrates avides de statistiques, par exemple pour prouver que notre agriculture mérite encore, ou pas, son qualificatif de « familiale », son aura de « sainteté ». Cet esprit de famille est inscrit dans nos gènes paysans ; il accroche une médaille à notre cou. Mais chaque médaille a son revers…

Vous avez faim de chiffres ? En voici quelques-uns vite fait, glanés ici et là, glissés dans notre Sillon et semés au vent par Eurostat ! En 2020, l’Union Européenne comptait 9,1 millions de fermes, qui exploitaient 157,4 millions d’hectares. Plus de neuf sur dix sont classées comme « exploitations familiales », désignées comme telles quand au moins 50 % du travail (culture, élevage, gestion administrative et financière) est effectué par l’exploitant aidé des membres de sa famille. Les véritables fermes familiales, gérées à 100 % par papa, maman et les enfants, sont en réalité moins nombreuses : seules six sur dix répondent à ce critère ! En Belgique, 82 % des fermes seraient ce que Eurostat appelle des « exploitations familiales », un chiffre qui nous classe en queue de peloton européen, avec derrière nous les seules Slovaquie, Estonie, puis la France en lanterne rouge. De toute évidence, l’esprit de famille règne de moins en moins dans l’agriculture européenne du 21e siècle, en Wallonie pas plus qu’ailleurs.

Les temps changent… Cette dimension « familiale » a pris chez nous tout son sens au cours du 19e siècle, après la Révolution Française. Auparavant, sous l’Ancien Régime, il s’agissait plutôt d’une agriculture « de communauté ». Les paysans travaillaient ensemble au sein de leur communauté villageoise pour payer les impôts, s’acquitter des charges, se répartir les terres entre foyers. Il existait une forme d’égalitarisme dans la pauvreté. Puis, vint la Révolution, la fin de la noblesse et du vieux système dans lequel les communautés protégeaient les individus. Avec le Nouveau Régime, le chef de ménage allait devoir se débrouiller seul, sans compter sur la solidarité et le partage des charges ! Changement aux conséquences essentielles ! L’égalitarisme solidaire dans la pauvreté, entre les membres de la communauté, était voué à disparaître. En quelque sorte, l’agriculture villageoise perdait sa spécificité de sport d’équipe, pour devenir un sport individuel.

Le plus petit élément, le noyau dur et enkysté, était devenu la famille. L’agriculture paysanne réduisait sa dimension communautaire villageoise, et se repliait en une agriculture familiale ! En hiver, chaque famille vivait confinée dans son habitation, avec très peu de contacts avec le voisinage. L’autorité patriarcale ne souffrait aucun partage : le pouvoir absolu du père s’appliquait dans la distribution des tâches, et dans les relations internes entre les membres de la maisonnée où cohabitaient plusieurs générations. Dès leur plus jeune âge, les enfants se voyaient inculquer le respect des aînés et des autorités, la discipline, le goût au travail manuel, la frugalité, une aptitude hors norme à résister aux fatigues et aux souffrances physiques, ainsi qu’aux épreuves morales.

On devine les frustrations de certains, dues à l’absence d’intimité ; on imagine les velléités étouffées dans l’œuf, mais également l’esprit d’entraide et l’affection indissoluble qui pouvaient régner entre eux. On comprend mieux l’esprit familial très secret des paysans… La famille agricole, extrêmement soudée et solidaire, offrait une réelle protection à ses membres, mais les enfermait dans sa citadelle laborieuse. Les témoignages de nos parents, de nos aïeux, illustrent à souhait cet « emprisonnement » familial, avec ses codes et ses lois qui sacrifiaient tout à la ferme, à la pérennisation de l’activité agricole.

Ainsi, les parents étaient fort durs avec leurs enfants, qui travaillaient dès leur plus jeune âge, pour traire les vaches avant et après l’école, sarcler les cultures, ramasser les pommes de terre, nettoyer les étables, etc, etc. Dans les familles nombreuses, la fille aînée devenait une « nourrice sèche », une seconde maman pour ses petits frères et sœurs ; la plus jeune avait pour mission de s’occuper des parents devenus vieux. L’une et l’autre finissaient célibataires et s’installaient chez un frère ou une sœur avec un statut de servante. Les individus peinaient à s’affirmer, tant la pression patriarcale était forte, avec pour but ultime, comme credo imprescriptible, l’activité agricole : les terres, les animaux, les bâtiments… Dans certaines fermes, un cheval comptait davantage qu’une petite fille ou un bébé, ai-je entendu dire plusieurs fois !

L’agriculture familiale, parée aujourd’hui de merveilleux bienfaits, ne fut pas toujours un paradis pour ses membres. À la lumière de ce passé pas vraiment rose, on comprend son évolution, dans une société moderne devenue plus « civilisée », qui respecte mieux les individus, mais les précipite vers d’autres excès, d’autres charges à assumer seuls, sans la famille agricole d’autrefois, évanouie comme un pur esprit…

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