Conte de Noël: la crèche d’Héloïse
« Désolé de te décevoir, Héloïse, mais non, Willy n’est pas une peluche. Il va paniquer et bêler comme un fou dans votre crèche vivante, et le lendemain, il sera malade ! Pas question de le prendre pour votre veillée. Toi et tes copains de la FJA avez là une bien drôle d’idée pour animer Noël ! Des vrais animaux de la ferme : une vache et son veau, un âne, un cheval, un agneau, un chien, un chat, et même un alpaga me dis-tu. Et puis un vrai bébé, avec une vraie maman. Le tout dans une vraie étable ! Je me demande d’ailleurs ou vous en trouverez une, d’étable ? »

Je savais que Papy Loulet refuserait… dans un premier temps ! Il faut que le concept fasse son chemin dans sa bonne brave tête. Ce qu’il ignore, c’est que je compte bien utiliser sa grande stabulation des vaches laitières, vide depuis qu’il a pris sa retraite, dont il se sert pour ranger du bois de chauffage et ses vieux tracteurs. J’ai tout calculé ! Nous aurons un bel espace de vingt-cinq mètres sur quinze. Je l’ai montré à Antoine, mon ami rencontré à la FJA fin juillet, à la Foire de Libramont, mon chevalier servant qui me suit partout, dans tout ce que je propose.
Je dis bien « ami », pas « petit ami », car il est du genre distant, pas du tout tactile comme moi. Il est drôle et sympa, et surtout tellement gentil avec moi ! Il est toujours à l’écoute, mais un peu lent pour comprendre mes facéties. Ainsi, quand il m’a demandé mon âge, je lui ai dit « quatre ans le 29 février prochain ! » ; il a cru que je me fichais de lui, sans comprendre que j’allais avoir seize ans en 2024. Mon anniversaire ne tombe le jour juste qu’une année sur quatre ! Lui en a dix-neuf et achève ses études secondaires en agronomie. Il est fou d’agriculture, ce garçon, et en parle avec un enthousiasme communicatif, ce qui le rend particulièrement attachant…
Je lui ai expliqué l’étymologie du mot « enthousiaste », apprise au cours de grec : « possédé par un dieu ». Antoine est possédé par l’agriculture. Moi aussi, j’aimerais être folle amoureuse d’une activité bien précise, comme lui, au lieu d’être curieuse de tout et satisfaite de rien, en perpétuelle recherche, forcée de bouger sans cesse pour ne pas tomber, comme si un point d’appui manquait dans ma vie pour m’équilibrer. « C’est dû à l’adolescence », me rassure Mamy. Alors, je suis ado depuis toute petite, et le resterai toute ma vie, j’en ai peur ! Je tiens un journal intime pour écrire tout ce qui me passe par la tête. Hier, j’ai dressé « la liste de mes envies », après avoir lu le roman de Grégoire Delacourt, et la liste de mes occupations favorites, avec en tête : lire des bouquins, écrire, aller courir et soigner les animaux de Papy. Nourrir Willy, surtout !
Sauver Willy !
Willy, c’est mon petit agneau, que je biberonne depuis deux semaines. Sa mère a failli le tuer de ses coups de tête, parce qu’elle n’en voulait pas, et trouvait déjà bien suffisant d’allaiter son frère et sa sœur. Alors, Mamy Malou a déclaré « Il faut sauver Willy ! », en référence à je ne sais quel vieux film. Papy Loulet a trouvé l’idée fort bonne, sans croire au sauvetage une seconde ; il m’a confié l’agneau : un petit sac d’os aux grands yeux très doux, qui pesait à peine un kilo ! Je lui donne quatre biberons de 150 ml par jour : le premier à 7 heures et le dernier à 22 heures. Mamy s’occupe de lui quand je suis à l’école. Il a déjà pris 800 grammes en quinze jours, et bêle comme un fou quand il entend ma voix !
Ah oui, j’ai oublié de vous dire : Willy est noir comme du charbon, par je ne sais quel sortilège génétique, maléfique pour lui, puisque sa mère Blanche-Neige l’a aussitôt rejeté. Mais je suis là et il ne perd pas au change, car jamais je ne le laisserai tomber ! J’ai emprunté à Maman un biberon et deux tétines usagées. En août, elle a accouché de jumeaux. Son compagnon était fou de joie, complètement gaga ! Ils ont bien de la chance, mes petits frères Léo et Noé, d’avoir un papa et une maman bien à eux. Moi, je n’ai jamais eu de papa, car « Maman était trop jeune pour se marier quand je suis née, et voulait entamer des études de vétérinaire », version officielle et expurgée du vide paternel, selon Mamy et Papy. Ils ne connaissent pas l’identité de mon père, affirment-ils, pas très convaincants. « Je ne voulais pas d’homme dans ma vie. », version tranchante de Maman, pour couper court à toute discussion.
Quelle blagueuse ! Pas d’homme ? La voilà maintenant coincée avec ses trois « mecs », comme elle dit ! Pour ma part, je suis née quand elle n’avait que dix-sept ans. Mamy Malou et Papy Loulet se sont occupés de moi, pour pallier la désinvolture de leur écervelée de fille, trop contents par ailleurs de « reprendre du service » et de pouponner ! Leur narratif ne dévie jamais d’un iota, chaque fois que je leur pose des questions sur ma naissance ; je leur ai demandé des précisions à de nombreuses reprises, surtout depuis l’arrivée de mes petits frères. Maman s’énerve très vite quand je la mets en demeure de me dire qui est mon père. C’est LA question qui fâche ! « Tu as été pourrie gâtée par tout le monde. Tu n’es jamais contente ! ». Elle me claque la porte au nez et me laisse seule avec mes interrogations. Or donc, ai-je été conçue du Saint-Esprit, ou par l’Archange Gabriel, comme le petit Jésus ? Me prend-on pour une idiote ?
Fille de coucou
En première secondaire, lors d’un cours d’histoire, j’ai eu l’air maligne quand j’ai présenté mon arbre généalogique tronqué d’une moitié ! Quelques élèves me surnomment depuis lors « fille de coucou », comme on dit en Ardenne des enfants naturels. Charmant, ne trouvez-vous pas ? « Coucou tout roux ! », m’appelle-t-on ! Mais j’y songe, mon père, quand il a constaté avec effarement que j’étais rousse et frisée, peut-être a-t-il voulu aussi me tuer, comme la brebis blanche avec son agneau noir ? Sans doute a-t-il pris ses jambes à son cou, quand il a vu son laideron de fille aux yeux de chat siamois, au visage grêlé de taches de son ? Je poserai la question à Mamy Marie-Louise, Malou pour les intimes, la seule à qui j’ose en parler.
Un jour, je découvrirai la vérité, soyez-en sûrs ! En attendant, je fouine, j’enquête, je m’instruis. C’est devenu chez moi une obsession qui me mange de l’intérieur… Hier, je me suis confiée à Antoine, mais il a détourné le regard et bafouillé je ne sais quoi, du style. « Ça n’a pas d’importance. Ce n’est pas toujours gai d’avoir un père autoritaire qui vous crie dessus du matin au soir. ». Moi, j’aimerais bien ; je me contenterais d’un tel papa. J’aurais deux autres grands-parents, des cousins et cousines, des oncles et tantes. Rien de tout cela ! Alors je cherche.
Je dois lui ressembler, forcément, puisque je suis très différente de Maman, de la fille qu’elle était à mon âge d’après ses photos, petite brunette au sourire ravageur. Elle avait beaucoup de succès auprès de la gent masculine… «
Maman a attendu « trop tard » pour dire quoi ? Je ne comprends pas…
Courir avec Lionne
Assez parlé de moi ! Inutile de m’apitoyer sur ma drôle de personne : une autre priorité requiert toute mon énergie. J’ai proposé une crèche vivante au FJA, je dois maintenant assumer ! Pour me vider la tête, je pars courir chaque jour, entre 19 et 20 heures, avec une petite lampe frontale en hiver. J’active l’application Strava sur ma montre connectée, condition imposée par Maman pour «
Je récapitule tout ce dont j’ai -nous aurons- besoin. Je dois contacter l’Abbé Philippe, qui ne fera pas de difficulté pour venir célébrer une messe, j’en suis certaine ! Il amènera son autel portatif, que nous placerons sur un ballot de paille carré, ou plutôt sur une boule de foin posée sur son côté plat. « Qu’en penses-tu, Lionne ? ». Ses yeux sont rouges dans le faisceau de ma lampe frontale ; ses dents brillent dans le noir et lui donnent un air peu commode, comme le redoutable et fantomatique « chien des Baskerville », de la célèbre enquête de Sherlock Holmes. Il aboie joyeusement en guise d’acquiescement, et me donne une idée. Pourquoi ne pas proposer aux gens d’amener leurs animaux de compagnie ? Ma crèche vivante s’appellera « l’Arche de Noël ». Un seul animal par famille : chien, chat, lapin, hamster, NAC ? Je vois d’ici la tête de Papy, consterné par la venue de toutes sortes de bestioles dans son étable, son sanctuaire qu’il visite chaque jour en soupirant, pour cultiver ses souvenirs d’agriculteur, se rappeler son paradis perdu…
Tiens, justement, je vois les lumières allumées dans son antre. J’ai déjà fini mon circuit de dix kilomètres ! C’est le moment ou jamais de lui expliquer mon projet. Déjà, Lionne prend les devants et se glisse par la porte coulissante du couloir d’alimentation. Papy Loulet me tourne le dos ; il fouille dans la caisse à outils du Fiat 544, en jurant entre ses dents, sans m’accueillir, sans caresser le chien. Son langage corporel est éloquent : je le dérange… Courage ma fille, me dis-je ! Il m’interpelle : « Rentre vite à la maison, tu vas prendre froid ! A-t-on idée d’aller courir bêtement, au lieu de s’atteler à des choses utiles : aider Malou pour le souper, ou faire tes devoirs. Pas étonnant que tu sois maigre comme un clou. Tu ne ressembles à rien. De mon temps, on ne perdait pas son temps à toutes âneries comme toi… et blablabla, blablabla. »
Une Crèche Vivante à la ferme
Je prends sur moi. Le voilà qui continue à m’engueuler en dialecte wallon, signe qu’il est vraiment énervé. Il a sûrement perdu une clef à molette, un tournevis ou je ne sais quoi. Sa vue a fort baissé depuis un an, et cela le rend fou. Il est fort distrait, et égare souvent des outils. « Tu cherches quoi, Papy ? Je peux t’aider, si tu veux ? ». « Ma petite pince grip multiprise. La rouge. L’abreuvoir des moutons fuit. », répond-il en grommelant. Mes yeux de chat ont tôt fait de repérer l’objet de sa quête éperdue, glissé sous un abreuvoir. Le plastique de la pince est tout mâchouillé : c’est signé Lionne ! « Tu veux un coup de main pour réparer ? ». D’autorité, je prends d’autres outils, le ruban de Téflon, et me dirige avec lui vers la bergerie. Un quart d’heure plus tard, tout est rentré dans l’ordre, et Papy Loulet a retrouvé sa bonne humeur. Willy réclame avec insistance son biberon du soir et me tète les mollets. C’est le moment ou jamais…
« Dis, Papy, je voulais te demander. Pour ma crèche vivante, serait-il possible de… » . Loulet me coupe la parole : « Tu veux l’installer dans la grande étable ? Je savais que tu me le demanderais, tôt ou tard. Tu crois que je n’ai pas remarqué ton manège ? Et c’est qui, ce garçon avec qui tu es venue mercredi, pour visiter les lieux ? ».
J’insiste, sans répondre à sa dernière question : « Tu serais d’accord ? Ce serait parfait. Il suffira de bouger le vieux David Brown 1210 et la bétaillère, et on pourrait même les laisser, tout compte fait, pour donner une vraie touche agricole à la crèche ».
Papy dodeline la tête, et finit par dire : « Et Malou, que va-t-elle en penser, de voir arriver tous ces gens chez nous ? Et puis surtout, elle veut absolument savoir qui est ce jeune homme qui t’accompagnait, et semble bien être très copain avec toi. Comprends-tu, ta mère… »
La punkette
aux cheveux fousYesss ! J’ai compris ! Vexée par ses insinuations, je réponds brutalement en élevant la voix : « Vous avez peur qu’il m’arrive la même blague que Maman, c’est ça ? Subir la honte une seconde fois. Telle mère, telle fille ? Rassure-toi, pas de danger ! Je ne suis pas complètement idiote, ni fainéante comme vous le pensez. On a des cours d’ÉVRAS à l’école. Et puis je suis trop moche pour provoquer les garçons, maigre comme un clou, comme tu dis. Antoine est un ami, rien de plus, rencontré à la FJA. C’est toi qui as voulu que je m’y inscrive en juin dernier, rappelle-toi ! »
Le visage de Papy s’est décomposé, et je m’en veux un peu d’avoir crié sur lui. Il bredouille à son tour : « Mais non, tu n’es pas moche. Tu as les plus beaux yeux du monde, voyons ! Je disais ça comme ça, pardon ! Bon, on fera ta crèche vivante ici, si cela peut te faire plaisir. À condition de me laisser superviser vos aménagements. Mais tout de même, Héloïse, tu connais Malou. Elle veut absolument savoir. Dis-nous au moins qui est cet Antoine ? »
« Il est fort gentil avec moi. Il s’appelle Antoine Pélot, de la Ferme des Allys à Sériwez, de l’autre côté de la Sûre. Par la route, c’est à vingt kilomètres. Si on coupe par le Bois des Moines derrière chez nous, c’est à cinq kilomètres, mais il faut passer par le ravin et grimper la butte des Rochettes. J’y suis allée en repérage avec Lionne en octobre. C’est une grande exploitation isolée, avec des vaches charolaises et des blondes d’Aquitaine. »
Papy Loulet écarquille les yeux, puis un éclair semble traverser soudain son regard. Une violente quinte de toux le saisit sans raison, et il s’assied sur un ballot de foin pour reprendre sa respiration. « Pélot des Allys, tu dis ? Un ami, rien de plus ? Malou a un sixième sens. Tu nous le présenteras. Je viendrai vous aider. Tu m’as bien eu, ma fèye, avec ta crèche vivante ! ».
Je n’en peux plus de joie ! Pour une fois, on m’a écoutée ! Rentrée dans ma chambre pour changer de vêtements, j’envoie la bonne nouvelle sur le groupe WhatsApp FJA et sur la page Facebook, avec une photo de l’étable sur laquelle Lionne sourit de toutes ses dents. Seul Antoine me répond avec un pouce levé, et ce commentaire : « Tu fais peur avec ton dobermane. Je vai convincre les autres pour ta creche vivante. Bises ». Zut ! Il a mis « bises » avec « s », en plus de ses habituelles fautes d’orthographe ! Qu’est-ce qu’il lui prend ? Cela me met sur un petit nuage ! Cependant, je suis déçue de l’absence de réaction des autres. Tant pis, j’ai pris l’habitude d’être déçue, de toute façon, depuis le temps que cela dure ! Le smartphone tinte à nouveau : « OK, c’est arrangé, on vient avec Romain et Jules samedi, et Emma peut-être ».
Maintenant, je ne suis plus vraiment certaine d’avoir eu une bonne idée. Les autres de la FJA me surnomment « la punkette », à cause de mes cheveux rouges rasés sur les tempes, et mon look androgyne. Ils ne m’aiment pas, c’est sûr. Les garçons de la FJA jugent les filles à la qualité de leur croupe, avec de gros rires entre eux et des commentaires graveleux ; ils ont l’amitié rugueuse, et les mains baladeuses quand ils ont bu des bières… Pour couronner le tout, ils me considèrent comme une « intello », pêché mortel aux yeux des jeunes agriculteurs. Fille moche et intello, ça craint, chez la plupart de ces gars-là ! Tout ça me fait mal et me terrorise : les mots de Papy tantôt, les tiraillements que j’éprouve dans mes ressentis. J’ai envie soudain de tout arrêter, et commence à taper un texto.
Une voix impérieuse m’arrête : « Héloïse, descends tout de suite, je t’ai préparé le biberon pour Willy, et puis on soupera. Tu n’as rien mangé depuis midi ! ». Quand Malou appelle, on obéit ! Pas le choix, faut y aller… Elle va encore essayer de me gaver de steak ou de côtelette. «
Un grand chantier
La confrontation
Elle a porté la main à son cou, signe chez elle d’un grand tumulte intérieur, et roule des yeux fous. Seul Antoine a remarqué son trouble ; il s’écarte très vite de moi comme si je brûlais, et s’avance poliment pour lui serrer la main. Quel cinéma ! Je suis sidérée par sa réaction, son langage non verbal de chien battu, comme s’il s’excusait « Pardon, ce n’est pas ce que vous croyez, Madame ». Pour ne pas perdre la face, je me précipite vers les bébés, et prends Léo dans mes bras. Moi seule et Maman savent dire qui est qui. Je les adore ! Le nourrisson gigote et babille de plaisir contre moi. Prise d’une inspiration soudaine, j’entame tout haut un dialogue avec lui : « Regarde, Léo, ce que ta fêlée de grande sœur a encore inventé : une Crèche Vivante ! J’ai une idée. Dis-moi, cela te dirait de tenir le rôle du petit Jésus à la Veillée de Noël. Ou préfères-tu laisser ta place à Noé ? Je serai Marie, et Antoine sera Joseph. Tu préférerais que ta maman soit la Vierge et ton papa soit Joseph ? On va lui demander ».
Cette fois, j’ai fait fort en insistant sur « Vierge » ! Les yeux noisette de Maman ont pris des couleurs d’orage ; elle feint de n’avoir rien entendu et s’intéresse à nos aménagements. La délicieuse Emma, empêtrée dans la salopette trop large prêtée d’autorité par Malou, lui explique le concept et la complimente pour la beauté des jumeaux. Puis mine de rien, elle lui glisse en douce : « Nous cherchons une gauchère pour notre équipe de foot. Héloïse serait parfaite ! Pourriez-vous… ». Maman l’interrompt : «
Au trente-sixième dessous
L
La métamorphose
Un moment d’épiphanie
Une lumière dans la nuit
« Je vous en prie, ne dites rien aux autres. Cachez-moi, rentrons par-derrière pour qu’on ne me voie pas… »