Conte de Noël: embûche de Noël à la ferme du Coquelicot
« Tao, non, reviens ici ! C’est la quatrième fois ! La madame ne t’en donnera plus ; tu exagères ! ».

– Tout à fait, Monsieur. Du lait de nos vaches de race Brown Swiss. J’ai suivi une formation de fromagère en Haute-Savoie, chez des fermiers sur le Plateau des Glières.
– Vous n’êtes pas « bio » ? Dommage ! Si c’était le cas, je me serais laissé tenter. Votre tommette de Haute-Sûre est absolument délicieuse ! Divine, pour tout dire.
Personne ne s’intéresse à lui, mais Tao a faim ! Son ventre gargouille et sa bouche s’emplit de salive à la vue des délicieux bouts de nourriture disposés sur une longue table, juste un peu plus haut que ses yeux.
– Merci Monsieur ! Nous ne sommes pas « bio », OK. Il n’empêche, nous pratiquons une agriculture raisonnée, respectueuse de la terre et des animaux. Je nourris mes vaches de montagne uniquement avec l’herbe des prairies en été, et du foin de regain en hiver, complémenté de betteraves fourragères et de céréales produites sur notre exploitation. J’ai banni l’ensilage, afin d’obtenir des fromages de top qualité, comme en Suisse.
– Serait-il possible de visiter votre « Ferme du Coquelicot » ? Je suis vivement intéressé !
– Bien sûr, Monsieur ! Voici mon numéro de portable. Nous avons ouvert avec Maman un magasin à la ferme, et un service traiteur.
– Ah bon ? Et quelle est votre spécialité ?
– En ce moment, des bûches de Noël, et des pâtisseries confectionnées à partir d’ingrédients issus de notre exploitation, ou achetés chez des producteurs locaux dans un rayon de vingt kilomètres.
– Oui, oui, vous dites tous ça ! Et puis on apprend un jour par hasard que votre farine et vos œufs dits « locaux » proviennent d’une grande surface hard-discount « locale » !
Tao insiste, tire autant qu’il peut et cherche à attirer l’attention de la jeune femme, visiblement énervée par la conversation qu’elle tient avec cet inquisiteur. Le teint pâle de son visage est devenu subitement rouge comme une pivoine !
– Vous devenez insultant, Monsieur !
– Désolé de vous avoir vexée. Il existe tant de faux artisans… Votre fromage est une vraie tuerie !
– Une tuerie, vous dites ? C’est vous qui tuez mon amour-propre, avec vos insinuations ! Poursuivez votre chemin. Vous bloquez l’accès à mon stand !
– Je vous téléphone demain sans faute, pour convenir d’un rendez-vous.
Un malencontreux incident
L’insupportable personnage est parti ; déjà une dame le remplace, pose des questions à Tiffany. À l’autre bout du stand, Tao se cramponne, et la nappe glisse lentement vers lui. Un petit toast tombe sur le carrelage, et le bambin s’empresse de s’en saisir et le porter à sa bouche. De l’autre côté des caisses, sa sœur Léa gesticule et tente par tous les moyens de le rejoindre, mais une forêt de chariots lui barre la route.
Elle cherche désespérément sa mère, grimpe sur le muret et fouille le magasin du regard. Où se cache-t-elle donc ? Et Tao ? Du haut de ses six ans, c’est elle la « grande », et lui n’est qu’un petit bonhomme d’à peine dix-huit mois. Sa maman lui répète sans arrêt : « Léa, tu dois veiller sur Tao quand je suis absente ! ».
Un cri transperce soudain le brouhaha ambiant. C’est Tao ! Léa plonge entre les jambes et les caddies, rampe à toute vitesse pour rejoindre son frère. Celui-ci est assis sur le sol inondé de produits laitiers, où baignent des bouts de pain et des tessons de verre brisé. Sa bouche n’est plus qu’un hurlement : il répète sans fin « Maman ! Maman ! » et pleure toutes les larmes de son corps. Il secoue frénétiquement sa main gauche, d’où s’écoule du sang qui s’éparpille en fines gouttelettes sur son visage et ses vêtements.
« Oh mon Dieu ! ». Horrifiée par le spectacle, Tiffany se précipite, prend l’enfant dans ses bras. Léa a rejoint son frère, catastrophée à la vue du carnage. Elle ne sait comment gérer la situation, et sa mère qui ne vient pas ! Autour d’eux, un grand silence règne pendant quelques secondes puis les premières exclamations fusent, les unes compatissantes, les autres désobligeantes.
La jeune agricultrice se sent terriblement coupable, brûlée sous le feu de tous ces regards. Dieu merci, la coupure à la main est superficielle. Tiffany l’enveloppe d’un mouchoir propre, essuie le visage du marmot, le rassure et le berce contre elle. Elle s’efforce de consoler gentiment la fillette, et demande à celle-ci leurs prénoms. Le sourire engageant de la fermière met la gamine en confiance :
– Je m’appelle Léa. Je suis désolée, Madame ! Tao avait faim, et puis vos fromages sont tellement bons ! Il a tiré sur la nappe, et puis patatras !
– Où sont ta maman, ton papa ?
– Maman était là, puis Tao m’a distraite, et elle a disparu comme ça, d’un coup de baguette magique. Oh, la voilà !
La gamine tend le doigt vers une dame longiligne à la spectaculaire coiffure afro, qui slalome entre les chariots et les clients, le gérant du magasin collé à ses basques. Tiffany connaît bien celui-ci, un roquet colérique toujours prêt à grogner et à mordre. Tao tend les bras et se réfugie dans les bras de sa maman. Celle-ci roule des yeux effarés, et paraît complètement dépassée par la situation. Le petit homme sautille comme un gnome autour du stand saccagé, prend des photos au smartphone. Déjà, des employés s’affairent à tout nettoyer, équipés de serpillières et de raclettes.
Tiffany respire un bon coup, s’apprête à encaisser. Le nain Grincheux attaque bille en tête les deux jeunes femmes.
– C’est quoi, ce foutoir ! Et vous, ce sont vos gosses ? Ah oui, on voit d’où ils viennent, bien sûr… Avez-vous une assurance, une RC familiale ? Non, je parie ! Déjà, vous essayez de partir sans payer, et maintenant, ce bordel incroyable ! Les réfugiés africains se croient tout permis !
– Je suis belge, Monsieur, autant que vous ! Je m’appelle Eléanore Smet. Ma carte de banque est épuisée. Ce n’est pas un crime, d’être maman solo et d’éprouver toutes les peines à boucler ses fins de mois !
Révoltée par la grossièreté du gérant, Tiffany s’exclame :
– Non mais, quel culot ! Je vous ai fait la grâce d’accepter votre présence ; vous tenez très mal votre stand, et maintenant, ce serait moi le coupable de tout ce bazar. Suivez-moi, allons régler ça au bureau. J’appelle la sécurité !
L’homme porte son smartphone à l’oreille. Tiffany a l’ouïe fine : elle l’entend proférer « deux bonnes femmes hystériques, la rousse des fromages et une grande black » . La jeune agricultrice prend Léa par la main, la rassure ainsi que sa maman d’un sourire et d’un clignement d’yeux apaisants, l’air de dire : « beaucoup de bruit pour pas grand-chose ! » . Mais la jeune dame semble terriblement affectée. Son visage est grisâtre ; ses immenses yeux bruns sont noyés de larmes.
Au bureau, la conversation tourne court. Tiffany sort sa carte bancaire et la brandit sous le nez du gérant surexcité.
– Voilà ! Je paye les courses de Madame, et tous les frais pour ce petit incident. Je remballe mes produits et on est quitte. OK ? Vos propos racistes et «roussistes» sont d’une violence inouïe ! Désirez-vous porter plainte, Madame ?
Celle-ci reste silencieuse et sans réaction, en mode « off » semble-t-il ! Tiffany la devine prête à s’effondrer, et décide de prendre les choses en main.
– On est bien d’accord ? Avez-vous une trousse de secours, pour soigner la blessure du bébé ? Non ? Ça ne m’étonne pas ! Allez, on liquide tout ça et on file. Je ne vous salue pas, Monsieur.
Une jolie rencontre
Serrées de près par le gérant, les deux jeunes femmes et les enfants traversent la rangée des caisses. Tiffany passe la carte sous l’œil soupçonneux de l’affreux bonhomme et embarque son petit monde au-dehors après avoir récupéré le caban de provisions. Le gros vigile les accompagne, l’air ennuyé, les bras encombrés des fromages de l’agricultrice.
Celle-ci fouille dans sa fourgonnette et débusque une petite trousse de secours, ainsi qu’une serviette de bain. De son côté, la jeune dame reste les bras ballants ; elle est en état de choc, suspecte Tiffany. Le petit Tao, tout souillé de produits laitiers, se cramponne à sa mère. Léa fixe la fermière d’un regard éperdu.
– Allez, on va au snack ! Je vous invite. Je meurs de faim, pas vous ? On ne va pas se laisser abattre par cette petite mésaventure ?
D’autorité, elle passe un bras sous celui de la dame, et emmène ses protégés vers le restaurant fast-food. Elle se marre intérieurement : elle, la chantre des produits du terroir, propose de la bouffe industrielle ! Nécessité fait loi, se dit-elle. Le snack jouxte le grand magasin, et ventre affamé n’a pas d’oreille pour écouter la voix de sa bonne conscience !
Visiblement, la petite Léa est satisfaite. Elle soupire d’aise devant la borne à écran tactile, où elle fait défiler le « menu », habituée de toute évidence à ce mode de commande. Tiffany lui demande de réserver : « Tu t’y connais bien mieux que moi : fais ton choix, on revient tout de suite. On va soigner Tao au coin à langer les bébés. ». Vingt minutes plus tard, les deux femmes et les deux enfants mordent à belles dents dans le pain brioché insipide et la viande ultra-grasse. Tiffany engage la conversation :
– On a beau dire que c’est de la malbouffe, mais qu’est-ce que c’est bon quand on a faim ! Pas vrai, Léa ? Pas vrai, Tao ? Moi je dis « respect » pour toute forme de nourriture.
– Je suis absolument désolée, Madame, de vous avoir causé tous ces désagréments. Je vous rembourserai tous vos frais, dès que mon compte sera approvisionné. Mon ex ne m’a pas versé la pension alimentaire depuis trois mois, et c’est dur.
La belle jeune femme est sortie de son mutisme. Son visage émacié a retrouvé quelque couleur ; elle sourit faiblement. La jeune fermière s’exclame joyeusement :
– Tiffany. Je m’appelle Tiffany. « Tif » pour les intimes, à cause de ma touffe de cheveux couleur carotte. Papa et maman me surnomment aussi « Coquelicot ».
– Eléanore. « Nora » pour mes amis, à cause de ma peau noire.
– Pas si noire. Basanée, je dirais. Vous êtes métisse, n’est-ce pas ?
– Mon papa était belge, ma maman Tutsi rwandaise. Mes parents ont été massacrés en 1994. J’avais un an. La Croix-Rouge m’a exfiltrée ; j’ai été élevée par mes grands-parents paternels à Dilbeek, puis Ixelles.
– Quel parcours de vie ! Mais comment vous êtes-vous retrouvée ici avec vos enfants, si loin de Bruxelles ? Oh, désolée ! Pardonnez mon indiscrétion.
– Disons que mon compagnon n’a pas accepté notre rupture, et j’ai fui au plus loin que j’ai pu. Être largués par leur « meuf » n’entre pas dans les plans des hommes, et certains deviennent très violents…
Nora prononce ces derniers mots tout bas. Sa fille revient chargée de quatre gobelets de boisson, enchantée par sa fonction de serveuse. Elle aussi désire se mêler à la conversation des deux grandes :
– Dites, Madame ? Vous habitez où ? On pourra venir voir vos vaches qui donnent du si bon fromage ?
– Appelle-moi « Tiffany » ! J’habite Salvapré. Tu connais ? Un petit village pas très loin d’ici. Et vous ?
– Nous, on habite dans un appartement, là-bas, au bout de la rue. Et toi, tu as des enfants, avec un papa ?
– Non hélas, je n’ai pas de mignons bébés comme toi et ton petit frère. Je vis chez mes parents. Je suis célibataire, pas de papa avec moi.
– Tu sais, Tiffany, les papas ne sont pas toujours très gentils avec les mamans. Le mien était comme ça. Tu as déjà eu un petit ami ?
– Oui, bien sûr ! Nous avons essayé de vivre ensemble, mais cela ne s’est pas bien passé.
– Il t’a frappée ?
Nora ennuyée pose un doigt sur la bouche de Léa. Elle excuse sa fille.
– Parlons d’autre chose. Nous viendrons demain samedi chez vous, si vous voulez bien. Je vais faire le nécessaire pour vous rembourser. Je téléphone à mon grand-père tantôt.
– Écoutez, non, je me sens très coupable. J’aurais dû mieux surveiller mon stand, et votre petit Tao s’est blessé. C’est entièrement ma faute ! Mais oui, venez donc me rendre visite : vous êtes les bienvenus ! Tu veux bien devenir mon amie, Léa ? Tu viens demain avec ta maman et Tao ? OK ? Allez, viens me faire un câlin !
La gamine se blottit dans ses bras et lui serre le cou de toutes ses forces. Ses cheveux frisés noués en tresses lui chatouillent les joues, et elle ne peut s’empêcher de glousser !
– Eh bien dis donc ! Ça veut dire « oui » ! Voici mon adresse. Vous trouverez facilement ! Je vous raccompagne jusque chez vous, et puis je me sauve ! Je dois encore traire mes vaches.
Sur le chemin du retour vers Salvapré, Tiffany chantonne tout du long. Une vague d’optimisme la submerge. Elle ne devrait pas, se dit-elle… Cet incident malencontreux lui a fermé la porte d’un point de vente intéressant, censé lui permettre d’écouler une partie de sa production. Mais elle rit toute seule ! Elle se moque d’elle-même, de ces deux phallocrates tellement ridicules : ce monsieur qui voulait du « bio », du « local », et le gérant, ce petit mâle complexé.
Tiffany veut les oublier. Elle préfère savourer les instants de pur bonheur qu’elle vient de connaître, quand elle a pu serrer le petit Tao et sa sœur Léa dans ses bras. Elle a senti monter en elle une émotion intense, une joie irrépressible, une pulsion maternelle quasi animale. « Ma pauvre Tif, tu débloques ! Tes hormones sont en ébullition, et tu viens de recevoir une bonne giclée d’ocytocine et dopamine, un mélange explosif avec tes œstrogènes ! Il te manque un homme et des bébés dans ta vie, tout simplement… ».
La ferme du Coquelicot
Son bel entrain est retombé durant la nuit. Ses soucis quotidiens l’ont à nouveau assaillie en rêve. Sa « Ferme du Coquelicot » n’est pas du tout rentable, et peine à trouver son allure de croisière. La jeune agricultrice est excellente pour soigner ses animaux, obtenir du bon lait, transformer celui-ci en fromage. Et puis après ? Il faut vendre, autant que possible à un prix qui lui permette de dégager un revenu, sinon, les bonnes intentions ne sont que de la littérature, du boniment de foire.
Elle a l’agriculture dans la peau, et c’est peu de le dire ! La ferme de ses parents est trop petite : seulement 25 hectares. Son papa est employé communal, et l’activité agricole n’est qu’un « à-côté ». Mais Tiffany n’en a cure : elle a un projet ! Lors d’un voyage scolaire dans le Genevois, elle est tombée amoureuse des vaches de montagne suisses, de la fabrication de fromages. Par la suite, elle a multiplié les séjours dans cette région, et a rencontré des éleveurs savoyards, francs-comtois, valaisans, qui vivent très bien sur des surfaces comparables à celle de son exploitation. Elle veut miser sur la qualité, plutôt que sur la quantité !
Il t’a frappée ?
Et puis, tant pis si ses parents sont sceptiques, si les gens se moquent, si on lui refuse des aides à l’installation, des prêts pour s’équiper ! Elle s’est jurée de réussir, de faire taire tous ceux-là qui ne croient pas en elle, en premier lieu la famille de son ex-amoureux, laquelle a tout fait pour miner sa confiance en elle…
Des gens bizarres, quand elle y songe, venus d’un autre siècle, d’une époque obscurantiste où le patriarcat régnait en maître absolu… Dieu seul sait pourtant à quel point elle aimait, et aime encore son Romain ! Il est hélas le fils unique d’un agriculteur très important, le seul héritier d’une ferme modèle citée en exemple, souvent primée dans les concours, encensée dans les journaux agricoles !
Ils avaient décidé de vivre ensemble, mais ses parents à lui étaient réticents : selon leurs critères, Tiffany est pauvre, la petite ferme de ses parents absolument ridicule. Mais bon… Le gamin est amoureux ; elle est bien faite, travailleuse, en bonne santé, et manie l’informatique avec aisance. Elle fera une secrétaire tout à fait acceptable, et donnera sans doute rapidement un fils pour perpétuer le nom.
Ils ont voulu lui imposer un mariage en bonne et due forme, blindé par un contrat devant notaire : elle a refusé. Elle devait adjoindre les terres de sa famille aux leurs, et renoncer à ses projets farfelus de vaches suisses : elle a refusé. Elle devait venir habiter chez Romain, et se conformer aux règles de la maisonnée : elle a refusé et jeté le gant…
Le pauvre… Romain est un faible, complètement sous la coupe de son père. Ils ont rompu. Tiffany ne faisait pas le poids, elle qui rêvait de fonder un foyer, d’avoir des enfants. Ce ne sera pas avec ce garçon-là, voilà tout ! Et lui, cet idiot, n’a qu’à se chercher une autre bonne poire pour tenir le rôle de génitrice et de femme à tout faire. Écrire à « L’amour est dans le pré » sur RTL ; postuler sur un site de rencontre ou s’inscrire dans les petites annonces du Sillon Belge, sur « rula.be » ; aller chiner sur les « marchés aux pucelles » des boîtes de nuit, comme disent les sales types machos…
Leur rupture date de six mois à peine. Chacun est persuadé que l’autre va céder, mais rien de bouge dans aucun sens… Et puis, -basta ! –, la jeune agricultrice a tellement de boulot et d’ennuis qu’elle a mis en pause carrière sa vie affective et sexuelle, en attendant des jours meilleurs.
La petite Léa lui a posé la bonne question : « Il t’a frappée ? ». Oui, en quelque sorte, la famille de Romain l’a frappée, non pas avec leurs poings, mais en lui refusant le respect qu’elle estimait mériter, en faisant d’elle un objet, un ustensile, un rouage de leur exploitation agricole. Est-elle trop orgueilleuse ? Trop indépendante ? « Trop égoïste », pour reprendre les mots d’un Romain de mauvaise foi ?
Tiffany songe à tout cela dans sa petite salle de traite, au milieu de ses grandes vaches à la belle couleur fauve, aux beaux pis carrés bien accrochés. Vite ! Déjà huit heures trente ! Plus le temps de rêvasser ! La jeune femme abreuve les veaux, vérifie le tank à lait, met cinquante litres de précieux liquide à cailler, et laisse le reste pour le camion de la laiterie, la mort dans l’âme. Du si bon lait, qui sera mélangé avec les millions de litres des grandes exploitations laitières qui soignent au maïs-soja et traient avec des robots ! Ses étagères croulent déjà sous les fromages invendus, et il lui faudra jeter des yaourts. Quelle vendeuse pathétique est-elle donc, se dit-elle pour la dix-millième fois !
La perle des Ardennes
Pas le temps de s’émouvoir. Elle court vers la cuisine, où sa maman l’attend pour déjeuner.
– J’ai une mauvaise nouvelle : les gens qui avaient réservé le gîte cette nuit jusqu’à lundi se sont désistés. Voilà encore deux cents euros qui nous passent sous le nez.
– T’inquiète pas, Maman !
– Tu me sembles bien optimiste, aujourd’hui ! La vente a bien fonctionné, hier au magasin ?
– Super bien, je dirais !
Son smartphone vibre dans sa poche, vient interrompre la conversation.
– Madame Coquelicot ! Vous vous souvenez de moi, hier au Delhaize ? Vous m’avez impressionné ! Je vous propose de venir vers onze heures avec quelques amis, pour découvrir avec eux la perle des Ardennes. Allo ? Êtes-vous bien au bout du fil ?
– Oui. Bonjour Monsieur. Vers onze heures ce matin ? Pourquoi pas ? OK, je vous attends. Le magasin est ouvert de 10 à 18 heures.
« Une perle des Ardennes » ?
Déjà 10 heures ! Son papa est parti herser les prairies, et sa maman s’affaire à disposer les fromages et les autres produits sur les présentoirs. Les frigos, les cuves et tout le matériel pour réaliser les préparations lui ont coûté plus de cent mille euros, financés en partie par ses parents et par un emprunt obtenu de haute lutte, car les femmes agricultrices ne recueillent aucune crédibilité auprès des banques et des institutions agricoles. Elle fourmille d’idées pour dynamiser sa petite entreprise, laquelle peine à décoller, faute de clientèle. Tiffany est occupée à pailler les boxes des veaux, quand sa maman la hèle depuis le magasin.
– Tif ! Des gens pour toi !
La jeune femme sort précipitamment : ce sont ses nouveaux amis ! Elle s’accroupit et tend les bras où Léa vient se jeter sans retenue ! Le petit garçon est confortablement installé dans une poussette, emmitouflé sous une profusion de lainages. Leur maman s’excuse :
– Léa est réveillée depuis très tôt. Elle était impatiente de venir vous voir. Nous avons pris le bus et nous voilà.
– Quel bonheur ! Entrez vous réchauffer. Je vais vous présenter ma maman, Madeleine. Alors, Tao, comment va ta petite menotte ? Je peux le porter un peu ? Allez, maintenant, on se dit « tu » !
Tiffany presse contre elle le corps potelé, examine la petite main. Nora semble soulagée, heureusement surprise par l’accueil chaleureux de la jeune fermière. La mère de celle-ci esquisse un mouvement de recul à leur vue ; elle les salue brièvement et les observe, circonspecte. Cette dame, on dirait une top-model, pense-t-elle. Et ses enfants sont très beaux, comme le sont la plupart des métis ; la petite fille surtout est délicieuse, avec ses grands yeux en amande couleur miel de sapin, et ses fines tresses africaines.
Madeleine soupire : si sa fille n’était pas si têtue, elle bercerait les yeux ravis son bébé à elle, au lieu de celui-ci ! A-t-on idée ? En épousant Romain, elle aurait assuré son avenir, rentré dans une famille riche et respectable. Elle en parlait la veille encore avec la mère du jeune homme, venue lui rendre visite de manière impromptue. L’ambiance chez eux s’est beaucoup détériorée depuis la rupture, a-t-elle déploré. « Rien ne va plus ; votre Tiffany lui a mis la tête à l’envers ! ». Le père et le fils se disputent sans arrêt, et Romain menace ouvertement de claquer la porte, de partir travailler au Grand-Duché.
Madeleine aurait aimé en parler avec sa fille, essayer de la faire changer d’avis. Mais pour l’heure, la jeune agricultrice profite pleinement de la présence des petiots et de leur maman. Elle garde Tao séquestré contre son cœur, et emmène la petite famille visiter sa ferme : la stabulation des vaches, la bergerie et ses agneaux bondissants, le clapier, le poulailler, le jardin… Léa se cramponne à sa main libre, pas vraiment rassurée par tous ces animaux qu’elle voit de tout près pour la première fois.
Connaître et faire connaître
Ses yeux perçants repèrent en premier une longue voiture blanche qui vient à leur rencontre et s’arrête dans la cour. « Une Tesla ! », s’exclame-t-elle. Trois dames et deux hommes en descendent en jetant des regards circulaires autour d’eux. Ils devisent entre eux en néerlandais, ou en allemand. Tiffany s’avance et reconnaît Monsieur « Bio », le Grand Inquisiteur de la veille.
– Bonjour, charmante Madame Coquelicot ! [Il prononce « Matâme »] Je suis venu avec mes amis. Nous participons à -comment vous dites en français ?- un coaching d’entreprise. Nous logeons à Achouffe. Notre société est active dans le business alimentaire de luxe.
– Je suis enchantée, Mesdames, Messieurs. Que désirez-vous ?
– Mieux vous connaître, et surtout goûter vos délicieux fromages !
Tiffany ne sait comment les accueillir. Elle jette un coup d’œil du côté de Nora, laquelle fait mine de vouloir s’éloigner. Elle voudrait récupérer son fils, mais celui-ci somnole, abandonné contre la poitrine de la jeune agricultrice, pas du tout décidée à le lâcher. Elle lance un regard suppliant à la bruxelloise, l’invite à les suivre à l’intérieur du magasin. Madeleine est fort surprise de voir entrer tout ce beau monde dans la pièce exiguë. Elle est fort déroutée par leur langage étranger, par leurs exclamations de surprise étonnée alors qu’ils goûtent des morceaux de tommette de Haute-Sûre et des toasts au fromage blanc. Léa et Tao participent à la dégustation et se régalent.
La petite fille s’est sagement positionnée aux côtés de Madeleine, derrière le comptoir. Elle présente des échantillons aux clients. « Alstublieft ! », dit-elle poliment, avant de se lancer en grande conversation avec une des visiteuses, en néerlandais. Tiffany ouvre de grands yeux, ahurie. Nora lui explique :
– Nous sommes parfaits bilingues. À Bruxelles, c’est normal. Oma en Opa sont flamands. Léa passe du néerlandais au français sans effort. Voulez-vous, veux-tu que je serve d’interprète ?
Les visiteurs sont ravis ! Un rapide chassé-croisé de traductions s’installe en eux, Tiffany et Nora, ponctué de rires et d’exclamations. Ils parcourent tous ensemble la ferme, observent les animaux, prennent des dizaines de photos, examinent les aliments concentrés, apprécient la bonne odeur du foin et des pellets de luzerne mélangés aux céréales aplaties.
– « Alles », ça veut dire « tout ». Si la commercialisation marche comme elle pense, elle en demande le double d’ici six mois. Ton fromage sera excellent pour les raclettes, dit-elle, pour son épicerie fine à Rotterdam.
– Tu me racontes des blagues ? Comment est-ce possible ? Explique-lui que je ne peux pas tout lui vendre, que j’ai des clients, ici aussi. Qu’il faut du temps pour fabriquer les fromages, qu’ils doivent être affinés.
Nora se lance dans une longue conversation animée. La Hollandaise fait la moue, hoche la tête, parle en aparté avec ses collègues durant plusieurs minutes, puis vient faire une nouvelle offre.
– Je lui ai dit que tu as un acheteur à 25 € le kilo. Elle prend tout ce que tu veux bien lui laisser, à 30 € le kilo. Ne te tracasse pas, elle va doubler ce prix-là chez elle.
– Mais je les vends à 18 € ! Bon sang ! Je n’y crois pas ! C’est un vrai conte de Noël !
– Non, un vrai compte de Nora ! Ces gens-là sont des commerçants ; il faut leur proposer des deals. Les Hollandais sont redoutables, mais les Bruxellois les valent bien !
Ah oui ! Ton beurre à la ciboulette est absolument « smaakvol », savoureux. 20 €/kilo, ça te va ? Et la crème fraîche de tes vaches de Savoie est « amazing », incroyable. 10 €/litre, OK ? Les vaches hollandaises donnent de l’eau, comparé à ton lait, disent-ils !
– Nora, tu es un vrai ange !
– N’inverse pas les rôles, veux-tu ? C’est OK pour toi ? Ils te payent une avance, et envoient une camionnette ce lundi prendre livraison.
Les Néerlandais s’attardent encore de longues heures, sans que Tiffany voie passer le temps. Ils marchandent le yaourt, goûtent les biscuits de Noël, passent d’autres commandes, et finalement prennent enfin congé vers 15 heures. Ils ont contacté des collègues, et fort probablement, d’autres touristes hollandais et allemands viendront d’ici peu visiter la ferme. « Oups ! », panique Tiffany.
Les enfants sont affamés, et les agriculteurs invitent leurs « traducteurs » à manger. Mais il est l’heure du dernier bus vers Bastogne, et Nora ne veut pas s’attarder. L’agricultrice a une soudaine inspiration :
– Notre gîte est libre ce week-end ! Cela vous dirait de rester chez nous ? Viens Léa, je vais te montrer. OK ? Je vous invite : grâce à vous, j’ai vendu pour autant d’argent en un jour qu’en deux ans ! Je n’y crois toujours pas.
Tao et Léa se restaurent puis s’écroulent, morts de fatigue. Le gîte du Coquelicot est douillet, très « cocoon ». Tout y est prévu pour accueillir une famille avec enfants, mais le logement rapporte très peu à Tiffany, décidément nulle au jeu des finances, contrairement à Nora, bien plus réaliste. Celle-ci lui propose son aide :
– Tu es venue à notre secours hier soir, et ça, je ne l’oublierai jamais. Si tu veux, je peux t’aider à dynamiser ton business ! J’ai postulé au War Museum à Bastogne ; j’ai un CDD de six mois, m’ont-ils confirmé hier soir. Donc, je resterai dans le coin jusqu’à début juillet. Après, on verra…
Je ne veux pas te vexer, mais ton marketing est inexistant. On vit au siècle de l’image ! Tes fromages ont une histoire : raconte-la ! Ils sont vecteurs d’émotions, véhiculent les senteurs de ton terroir. Tu dois déployer tout ça ! Ta Ferme du Coquelicot a un potentiel énorme.
Écoute ! Je connais une influenceuse, avec qui j’ai fait du mannequinat durant nos études. Je vais l’inviter ici ; elle me doit bien ça. OK ? Instagram, TikTok, Facebook : la totale ! Tu vas faire le buzz !
Une fois seule avec ses vaches, Tiffany se laisse aller à ses émotions : elle rit et pleure toute seule, serre le poing en signe de victoire. Le Destin a placé sur son chemin une alliée de grande valeur, et l’avenir semble enfin lui sourire, après ces derniers mois de galère. Et puis, surtout, les enfants… La jeune agricultrice en est folle ! Son ressenti lui rappelle une brebis qui avait perdu son agneau à la naissance, et s’était empressée de « voler » un petit dans une autre portée, au grand dam de l’autre mère. Elle va tout faire pour continuer à les voir, c’est sûr. Et que Romain et tous les mecs aillent au diable ! Elle se débrouillera toute seule !
Retrouvailles au marché de Noël
Les jours suivants passent comme dans un rêve. Le dimanche suivant voit arriver d’autres visiteurs étrangers : des Flamands, des Allemands, des Néerlandais que Nora excelle à guider aux alentours de la ferme. La Bruxelloise et ses enfants ont accepté avec joie de loger dans le gîte jusqu’au 2 janvier, date de l’entrée en fonction de la jeune femme au War Museum.
L’amie de Nora, une instagrameuse aux milliers de followers, leur rend viste le mercredi, pour épauler les deux jeunes femmes. Elles établissent une stratégie de vente, créent un site Internet, modeste mais traduit en plusieurs langues, filment la ferme à l’aide d’un drone, réalisent des capsules vidéo. Elles inventent un logo : un coquelicot stylisé sur fond vert et brun. La Ferme du Coquelicot devient « Poppy Farm », selon le conseil de l’influenceuse, afin de toucher un maximum de clients.
Tiffany plane chaque jour sur son petit nuage, mais la nuit, ses démons reviennent la hanter. C’est trop beau pour durer, se dit-elle. Un de ces quatre, le Destin va lui infliger un retour de bâton… Sa mère lui a parlé de la visite de la mère de Romain, et elle a éprouvé une joie sauvage à apprendre leurs problèmes existentiels. Bien sûr, c’est elle la mauvaise, la sorcière aux yeux de sa maman et de ces gens : un coquelicot empoisonné ! Et bien tant pis… Elle a d’autres priorités pour l’instant ! Une tâche à la fois…
Incrédules, les gens autour d’eux ont appris médusés l’essor soudain de la Ferme du Coquelicot. La belle dame métisse et ses enfants sont devenus une curiosité, dont tout le monde parle au village. Nora fera sensation au Marché de Noël de Salvapré qui se tient le dimanche qui précède le 25 décembre ! Le travail ne manque pas, pour transformer tout le lait, préparer et décorer le stand. Coquelicot et son amie ne sont pas trop de deux pour accomplir toutes ces tâches.
Le jour venu, elles sont à pied d’œuvre, et leur étal joliment décoré connaît un franc succès. Chacune à son tour accueille les clients, coiffées toutes deux, ainsi que Léa et Tao, d’un bonnet de Père Noël floqué d’un coquelicot.
– Tif ! Un beau grand gars insiste pour te parler. Un mec mignon à croquer : j’en ferais bien mon quatre-heures, ceci dit…
C’est Romain ! La jeune agricultrice se détourne ostensiblement et charge Nora de l’éconduire.
– Cher Monsieur, Tiffany n’est pas disponible, mais je peux vous servir.
– Dites-lui que je dois absolument, absolument lui parler. Je m’installe au bar devant vous, et j’attendrai jusqu’au soir s’il le faut.
La jeune Bruxelloise est perplexe. Les liens entre ces deux-là semblent définitivement coupés. Mais n’est-elle pas diplômée de l’ULB en « Communication Internationale » ?
La délibération du jury
Les minutes et les heures s’égrènent… Romain reste en place, à boire et se morfondre, le regard sans cesse dardé sur la jolie fermière dans son stand. Tiffany envoie Léa en émissaire, mais celle-ci sort quelque peu de son rôle :
– Vous êtes le vilain petit ami de Tiffany ? Vous l’avez frappée ? Elle m’envoie vous dire que vous ne devriez pas boire autant de bière et fumer : cela vous donne une très mauvaise haleine, et vous polluez l’atmosphère.
– Je ne l’ai jamais frappée. Dis-lui qu’elle me manque terriblement, que j’ai des choses à me faire pardonner.
La petite retourne au stand et délivre son message. Les trois filles tiennent conciliabule, puis Nora prend le relais auprès de l’amoureux transi :
– Tif demande ce qui vous manque au juste. Les galipettes sous la couette, avec votre maman pour tenir la chandelle dans la chambre à côté ? Elles ne lui manquent pas du tout… Les humiliations que votre père lui a infligées ? Très peu pour elle…