Mercosur : «ratifier le traité en l’état constitue une injure à notre agriculture»
Le traité de libre-échange entre l’UE et les pays du Mercosur n’en finit plus de provoquer des remous dans l’hémicycle européen où le texte pourrait bien atterrir d’ici le mois de juillet. Plusieurs députés belges se sont emparés du sujet pour mener une fronde transpartisane afin de faire obstacle à l’accord. Au menu du séminaire qu’ils ont organisé le 4 février dernier au parlement, l’on retrouvait les divergences de normes sociales et environnementales, la concurrence déloyale et les effets cumulatifs des contingents tarifaires.

L’écologiste Saskia Bricmont, le centriste Yvan Verougstraete, le libéral Benoît Cassart et la socialiste Estelle Ceulemans se sont ainsi mis autour de la table avec plusieurs représentants du secteur agricole et des agriculteurs venus partager leurs nombreux points d’inquiétude.
L’opposition à ce traité est d’autant plus farouche qu’il a été négocié « sans transparence aucune, sans garantie au niveau des droits sociaux, environnementaux, de santé publique » a dénoncé Estelle Ceulemans.
L’ancienne syndicaliste s’est particulièrement émue des conséquences qu’aura la mise en œuvre du traité sur les conditions de travail, de vie, de revenus des agriculteurs et des travailleurs du secteur agricole tant dans les États membres que des pays du Mercosur.
La poursuite d’un long combat de sensibilisation
Dans cet accord, c’est la démarche de la commission et ses incohérences, bien plus que les volumes supplémentaires qui déferleront sur le marché européen que d’aucuns veulent contrer, à l’instar de Benoît Haag, secrétaire général de la fédération wallonne de l’Agriculture (Fwa).
« On nous demande de redoubler d’efforts au niveau environnemental dans le cadre du Pacte Vert tout en devant accepter sur notre territoire des productions qui ne répondent en rien aux standards et efforts qui sont réalisés au quotidien par nos agriculteurs pour produire mieux, plus propre et plus durable » a déroulé le représentant syndical qui s’est inquiété, dans la foulée, d’un accord futur avec l’Ukraine, autre source de craintes pour le secteur agricole.
La réciprocité des normes de production, notamment dans le domaine sanitaire et phytosanitaire et des contrôles, est au cœur des préoccupations malgré les tentatives du commissaire Sefcovic de désamorcer la polémique. Il avait en effet rappelé, il y a quelques jours, la préparation d’une grande réforme de l’union douanière, laquelle devrait permettre la création de nouvelles agences de douane et de nouveaux systèmes de contrôle très stricts des produits rentrant dans l’UE.
L’annonce n’a guère rassuré eurodéputés et représentants du secteur agricole, loin s’en faut. Il faut dire qu’au-delà des études menées par différents instituts, l’on peine à déterminer avec précisions l’ampleur des conséquences de l’accord avec le bloc sud-américain sur la rentabilité des exploitations orientées vers les spéculations particulièrement exposées (volaille, viande bovine). La Fwa a rappelé qu’elle avait entamé un long combat pour sensibiliser l’ensemble des citoyens qui consomment au quotidien les produits wallons, belges et européens à ce qu’ils veulent réellement dans leur assiette.
« Tout converge de façon assez négative pour les agriculteurs qui sortent d’une année particulièrement éprouvante au niveau climatique » a regretté M. Haag qui a réclamé davantage de simplification et de cohérence au niveau des politiques, notamment commerciale, menées par la commission.
Obtenir une minorité de blocage
Elle aussi vent debout depuis 2019 contre les négociations menées par la commission avec le bloc sud-américain, l’eurodéputée écologiste Saskia Bricmont a dénoncé un accord qui s’ajoute encore à une séri
« L’arrivée massive de produits étrangers va perturber le fragile équilibre des écosystèmes locaux, affecter directement la rentabilité des exploitations familiales, voire mettre nos filières en péril et donc porter directement atteinte à notre souveraineté alimentaire » redoute encore l’élu libéral qui a appelé à réfléchir à des solutions tout en continuant à promouvoir des accords commerciaux équitables et équilibrés « qui exportent notre modèle sociétal plutôt que de le mettre à mal ».
« On part d’office perdant »
La concurrence déloyale, la réciprocité des normes, le drame que pourraient vivre certaines filières du vieux continent, Delphine Ladouce, agricultrice dans le Namurois, en a parlé, forte de son expérience de terrain.
Sur son exploitation située sur les hauteurs de Dinant, elle gère, avec son mari, un poulailler, une porcherie, une étable d’engraissement de veaux de boucherie et une cinquantaine d’hectares de cultures et prairies.
Elle a évoqué un secteur qu’elle connaît particulièrement bien, celui de la volaille, très encadré au niveau européen en termes de sécurité alimentaire, de santé animale, de protection de l’environnement. Au cours de ces dernières années, Il a même dû se réinventer à la fois pour répondre aux demandes des consommateurs, de plus en plus sensibles au bien-être animal, aux normes de production, mais aussi aux exigences de l’Europe.
C’est ainsi que l’on a vu émerger des filières alternatives de qualité différenciée un peu partout dans l’UE. C’est aussi le développement de races rustiques à développement plus lent et de volailles plus saines et plus éthiques.
« Aujourd’hui, il est possible de produire du poulet de grande qualité avec des normes strictes en matière de bien-être animal et d’environnement tout en incluant un facteur de durabilité et en se passant d’antibiotiques » a développé l’agricultrice namuroise qui s’est totalement inscrite dans cette philosophie. Elle a évoqué l’horizon 2026 et la mise en œuvre de la directive IED qui va engendrer « des investissements considérables à fonds perdus » pour respecter les normes strictes d’émissions. « Autant l’UE est intransigeante avec son agriculture, autant les pays du Mercosur brillent par leur absence de législation sur le bien-être animal, la quasi-inexistence de normes environnementales » s’est-elle indignée en dénonçant une agriculture à deux vitesses où les grands groupes sud-américains employant du personnel dans des conditions déplorables réalisent des profits au détriment des petits agriculteurs locaux.
Delphine Ladouce a surtout pointé l’incohérence et la contradiction de la commission. « Accepter chez nous de la viande de poulet produite dans des conditions qui ne sont pas autorisées en Belgique n’a aucun sens, surtout quand on sait que le consommateur réclame davantage de durabilité. C’est complètement immoral pour nous » a-t-elle soufflé.
Pour la Dinantaise, les agriculteurs wallons ne pourront jamais rivaliser avec les prix pratiqués par ces pays. « On part d’office perdant » a-t-elle assuré.
« Cela va faire baisser les prix du marché qui ne sont déjà pas très élevés, perturber la trésorerie des fermes déjà extrêmement précaire, ruiner les efforts de tout un secteur. Combien d’agriculteurs vont-ils y résister » a-t-elle questionné.
« Ma passion pour ce métier accentue mon désarroi »
À l’instar du secteur de la volaille, celui de l’élevage bovin est également dans l’œil du cyclone. Sur sa ferme familiale de polyculture-élevage dans le Condroz mosan, Adrien Paquet est inquiet pour l’avenir de sa profession.
« Ma passion pour ce métier accentue mon désarroi » souffle-t-il en évoquant l’ombre de l’accord avec les pays du Mercosur qui aura des impacts « autant psychologiques qu’économiques sur la problématique de l’engagement de nos jeunes en agriculture ».
Cela fait une dizaine d’années qu’il héberge un observatoire des gaz à effet de serres en prairie, géré par Gembloux Agro-Bio Tech – Uliège, qui fait partie du réseau européen Icos (Integrated Carbon Observation System). La station a permis de découvrir que ses prairies où pâturent des bovins stockent une tonne de carbone par an et par hectare. Il met en lumière toute l’importance du système prairial, véritable pilier du modèle d’élevage bovin allaitant européen, aux antipodes des pratiques en vigueur en Amérique du Sud.
« L’accord avec le bloc sud-américain va engendrer une concurrence complètement déloyale et incompréhensible pour nous » a regretté M. Paquet qui a rappelé la traçabilité individuelle qui permet, en Europe, de suivre, tout au long de sa vie, un animal au niveau de ses déplacements et éventuels traitements.
Il a souligné la chute de 56 % de la consommation d’antibiotiques en Belgique, le retrait de nombreuses molécules utilisées pour les traitements thérapeutiques afin de lutter contre l’antibiorésistance.
Le bœuf brésilien dopé aux hormones dans nos assiettes
À cet égard, il est par ailleurs utile de rappeler que l’Europe interdit formellement l’utilisation d’antibiotiques comme facteurs de croissance. Nous sommes très loin de ce qui se trame au Brésil comme le confirmait, l’année dernière, un audit mené par la DG Santé de la commission, lequel indiquait clairement que l’autorité brésilienne compétente ne pouvait garantir la fiabilité des déclarations sous serment des opérateurs concernant la non-utilisation d’œstradiol 17 bêta chez les bovins.
Selon le rapport européen, vingt-trois médicaments vétérinaires contenant de l’œstradiol 17 bêta sont autorisés au Brésil à des fins zootechniques. Aucune de leurs étiquettes n’indique que le produit ne doit pas être utilisé pour les bovins dont la viande est destinée au marché européen.
L’agriculteur namurois s’est, par ailleurs, référé à la nouvelle législation européenne EUDR (European Union Deforestation Regulation) qui vise à limiter la pression sur la déforestation. Elle mettra en œuvre, dès la fin de cette année, des normes qui imposeront aux agriculteurs un travail administratif et des coûts indirects supplémentaires, lesquels grèveront à coup sûr leur trésorerie.
« Toutes ces normes restent acceptables dans la mesure où nous ne sommes pas concurrencés par des produits qui ne les respectent pas » avance Adrien Paquet pour qui « ratifier le traité avec les pays du Mercosur en l’état constitue une injure à notre agriculture, notre modèle d’élevage bovin mais aussi à nos valeurs européennes de santé publique ».
Agriculteur dans le Condroz namurois, Pierre Beghin représente le secteur sucrier. Avec son fils qui travaille à ses côtés depuis 2021, Il est à la tête d’une exploitation de grandes cultures d’environ 150ha.
Il est venu témoigner de l’inquiétude quant à la pérennité de son activité face à l’arrivée de contingents sud-américains sur le territoire européen. Une concurrence forcément déloyale, elle aussi, au moment où la filière sucrière wallonne multiplie les efforts au niveau des techniques culturales, notamment en diminuant les intrants, pour répondre aux nouvelles exigences.
La France muscle son opposition
L’espoir viendra peut-être, entre autres, de France où les députés de l’Assemblée nationale se sont emparés du sujet. Ils ont adopté à l’unanimité, le 30 janvier dernier, deux propositions de résolution européenne s’opposant à l’accord. La première invite le gouvernement français à signifier à la commission son refus de l’accord, ainsi que son opposition à une adoption contournant la ratification par les parlements nationaux.
L’autre texte va plus loin en demandant l’inscription dans le droit européen de mesures miroirs, visant à respecter les normes sociales et sanitaires en vigueur sur le vieux continent.