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Écran, ô mon bel écran, qui a la plus belle des fermes?

Et si les frères Grimm, auteurs du conte de Blanche Neige, avaient pu imaginer ne serait-ce qu’une seconde à l’époque que leur histoire n’était pas si irréelle que ça. Je ne parle ni des pommes, ni de la recherche perpétuelle de la beauté.

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Je vous parle de ce miroir magique ! Il parlait et répondait en toute franchise aux questions de la reine. Dans le conte des sept nains, cette magie est devenue aujourd’hui une réalité. N’est-ce pas incroyable lorsqu’on y pense ? La technologie se fraye le même chemin que celui de l’enchantement de nos fables d’enfance. Avec une surface aussi lisse que froide qu’un miroir, nos smartphones détiennent une réalité qu’on arrive à toucher du bout des doigts mais qui reste pourtant abstraite. Numérique. Digitale.

Cet écran, vous pouvez l’utiliser à sens unique si vous le souhaitez. Téléphoner au vétérinaire, ensuite à votre enfant, enfin consulter votre Facebook qui vous sert juste à partager des publications pour tenter de gagner des concours. Évidemment, vous n’avez encore jamais gagné ! C’est truqué ces trucs-lô  ! Mais non, il faut partager également dans la story et  taguer de surplus trois amis. Soit que vous comprenez ce dont on est en train de parler, soit j’ai bien peur de vous annoncer un mauvais diagnostic. C’est grave docteur  ? Et bien, je vous dirais solennellement que vous risquez la fracture numérique.

La quoi ? Qu’est-ce que cette histoire vient faire dans une ferme ? ! Mais c’est qu’avant, allez-vous me dire, on travaillait tellement que la peau de nos mains devenait aussi épaisse qu’un vieux cuir tanné, habituée à travailler avec la terre . Je vous le concède, aujourd’hui, on répare une panne de tracteur avec un ordinateur. Au lieu d’une fourche, c’est un téléphone qu’on tient pour la plupart du temps dans nos mains. Malgré tout, la digitalisation a bel et bien mis un pied dans les exploitations. Elle est notre miroir des frères Grimm et contrairement à l’époque où seule la reine en possédait un, aujourd’hui c’est tout le village, la commune, la société qui en a un ! Rendez-vous compte du débit d’infos que les miroirs - pardon - les téléphones portables sont capables d’envoyer dans chaque foyer ! Mais ces renseignements, d’où viennent-ils ? Et bien, au lieu de l’utiliser à sens unique, vous pouvez aussi lui communiquer des informations.

Je sens que pour certains, la mayonnaise ne prend pas. Allez, on reprend. Imaginons. Nous sommes dans un petit bourg composé de quelques dizaines de petites chaumières. Une fois la nuit tombée et après avoir couché leurs enfants, toutes les mères s’adonnent au même rituel que la reine et demandent à leur miroir : «  Oh Miroir, mon beau miroir, où puis-je acheter demain de la viande pour le souper  ?  ». Le miroir répond : «  A la Ferme d’Henriette, elle élève ses vaches dans d’excellentes conditions de bien-être et nourrit ses animaux avec ses propres fourrages . C’est une viande locale et de qualité.  » avec en prime, une localisation assez précise de la Ferme d’Henriette. Ce serait incroyable non ? C’est qui est encore plus prodigieux, c’est que ça existe déjà et que c’est à votre portée de main.

Vous vous demandiez quelle place occupe aujourd’hui la digitalisation dans les fermes ? Celle de vous faire exister ! Vous avez le pouvoir de partager avec le consommateur votre quotidien, de montrer que votre ferme elle vit ! Mais n’allez pas me faire dire ce que je n’ai pas dit. Vous n’êtes pas non plus obligé de faire un gros plan sur l’épandage du fumier ou de la mise sous cloche d’un animal. Un soupçon de poésie n’est jamais de trop, combiné avec une bonne dose d’authenticité et on y est ! Montrez comment vous élevez vos animaux (évidemment, n’oubliez pas de bien pailler avant), transmettez l’émotion qui vous traverse lorsque vous êtes avec (on évite le moment où une vache est passée au travers des fils barbelés et se retrouve sur la route «  la charo***  »), montrez le processus de fabrication de vos produits (nettoyez bien avant votre atelier au cas où l’Afsca regarderait aussi). Faites vivre vos produits ! Racontez leur histoire. La vôtre. Si vous ne le faites pas, qui le fera ? Les industriels ?

Ah misère, si vous saviez à quel point j’ai été fourvoyée ! Je me souviens de cette publicité de Kinder lorsque j’étais enfant. Je voyais ce jaune d’œuf arriver telle une météorite s’écraser dans une montagne de farine, ensevelie à l’instant d’après par une fontaine de lait. La magie opéra : un Kinder apparut. Je connaissais la recette. Exit les détails, je passais à l’action : dans un ravier en verre, j’y versais du lait et y plaçais une barre de chocolat noir Côte d’Or. Je déposais alors précieusement ce ravier sur l’appui de fenêtre de la cuisine en plein soleil, caché par les rideaux légèrement tirés pour laisser à la magie toute la discrétion d’opérer. Un peu comme lorsque la souris vient chercher la première dent sous l’oreiller. J’attendais, j’attendais. À la télé, un Kinder était apparu. Nul doute qu’avec ma recette, j’allais aussi avoir un Kinder. Mais rien n’arriva. Toutes les demi-heures, j’allais voir derrière le rideau jusqu’à ce que ma grand-tante me gronde d’avoir gaspillé ainsi de la nourriture.

La réalité des industriels ce sont des charlottes qui vont des pieds jusqu’à la tête. Pas de jaune d’œuf sorti de nulle part, pas de fontaine de lait. Ce sont des environnements aseptisés et robotisés. Ils sont nécessaires pour répondre à une partie des besoins des consommateurs, mais ne leur laissons pas réécrire l’histoire des produits du terroir. Nul conte, nulle magie. Il n’y en a pas besoin, car l’histoire, la vôtre, elle est vraie, belle et réelle. Vous seul êtes éditorialiste de votre ferme. Partagez-la, racontez aux petits et grands enfants d’où viennent nos produits.

L’objectif n’est pas d’être les influenceurs de demain mais de reprendre le contrôle de notre propre identité professionnelle et de partager les valeurs du travail à la ferme.

Valérie Neysen

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Le bio sur le billot?

Voix de la terre J’ai commencé ce texte en juin 2024, figurez-vous, puis l’ai abandonné pour je ne sais quelle raison. Le fermier qui me l’avait inspiré m’a demandé des comptes ce Jeudi Saint : « È kwè ? Vo m’oû rouviè ? » (Et quoi ? Tu m’as oublié ?), après la messe à l’ombre de l’église, dans les allées du cimetière où dorment mes grands-parents paternels. Il m’a déversé sur la tête un tombereau de réflexions, qu’il désire voir écrites noir sur blanc dans Le Sillon Belge.
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