Les graines du bonheur
La belle affaire ! Elle avait rêvé d’une tout autre carrière professionnelle, lorsqu’elle avait entamé ses études d’agroécologie à l’université ! Quelle tristesse !

Lila s’étiolait à vue d’œil sous les néons de son bureau, à vérifier d’interminables colonnes de chiffres, à signer, tamponner, envoyer des mails en veux-tu en voilà pour répondre aux réclamations. Ses jolis yeux myosotis se teintaient de gris ; ses cheveux couleur miel perdaient tout leur éclat et pendouillaient sans grâce sur ses épaules. Celles-ci se voûtaient ; sa poitrine se creusait et son ventre se bombait. Sa silhouette prenait de fâcheuses et peu élégantes postures, s’avachissait volontiers et oubliait de se redresser fièrement comme avant.
Le gris de la ville
Cette situation s’éternisait depuis deux ans : impossible semble-t-il, de trouver mieux !
La ruralité en héritage
Mais ce soir-là…
Oui, ce soir-là vous dis-je, le destin avait décidé de lui tendre la main ! Plus abattue et dégoûtée d’elle-même que jamais, elle avait passé sa carte magnétique du hall d’entrée de son immeuble, à précisément 17h52, comme chaque soir. Et comme chaque soir, elle avait distraitement ouvert sa boîte aux lettres. Mais cette fois, elle découvrit une épaisse enveloppe matelassée au milieu des habituelles publicités dégoulinantes de promesses non tenues !
Tiens donc ! « Étude de Maître Quaduflouze ». Sans doute une erreur ? Ou un rappel pour un arriéré de paiement, afin de solder les frais de succession du modeste héritage de sa maman décédée voici deux ans ?
Elle emporta néanmoins cette imposante missive dans son minuscule appartement, se fit une tasse de Nescafé jus de chaussette, et décacheta l’enveloppe en bonne petite soldate de l’administration, obéissante et bien éduquée.
Et là… ô surprise !
Le notaire Kaduflouze l’informait qu’une procédure de succession était ouverte à son nom ! Une certaine Mathilde Deschamps lui léguait tous ses biens : la mère de son père fantôme, qu’elle ne connaissait que de nom, Sacripant Cornichon, ou quelque chose dans le genre : un mec au profil furtif, du genre courageux fuyant, qui avait abandonné sa mère quand elle était enceinte de trois mois. Cette grand-maman mystère n’avait appris l’existence de Lila que quelques semaines avant son décès, selon les termes du notaire, et elle avait décidé de déshériter son fils au profit de sa petite-fille !
Une lettre émouvante accompagnait une masse de paperasse, où la vieille dame s’excusait – blablabla –, et demandait pardon - blablabla - pour le comportement scandaleux de son fils. Elle voulait réparer, et surtout confier sa ferme à son unique descendante !
Les Ardennes, cet Eldorado wallon
Dans la vraie vie, ce genre de conte de fées n’existe pas : un héritage tombé du ciel sur une Cendrillon de pacotille, coincée chez sa belle-mère le ministère de l’Environnement… Mais bon, dans un conte Marie-Jo de la Foire aux plantes, tout arrive ! Lila accepta donc son héritage et entreprit toutes les démarches pour l’obtenir. Au moins, sa formation de gratte-papier et de tapote-clavier était un vrai atout, pour débrouiller l’écheveau de formalités : attestation de paternité, déclaration de vie, etc., etc.
Et six mois plus tard, Lila débarqua dans un petit village niché entre des collines verdoyantes, au beau milieu de l’Ardenne. Pour elle qui ne connaissait que les murs gris de Bruxelles et ses avenues envahies de voitures puantes, le harcèlement et les remarques sexistes au boulot, le choc était incommensurable ! Elle allait troquer son univers minéral encombré, gris, confiné, débilitant, quasi carcéral, contre un paradis végétal, parsemé de çà de là par de petits villages aux maisons pimpantes, entourées de haies vives et flanquées de potagers aux légumes appétissants !
Lila avait trouvé son Eldorado ! La petite ferme de sa grand-mère Mystère ne payait pas de mine, basse et trapue, encapuchonnée d’un lourd toit de schiste. Un lierre épais couvrait la façade, masquant quasi la porte d’entrée qui accueillit Lila en grinçant sur ses gonds. Les pièces étaient exiguës, chichement éclairées par des fenêtres étroites, mais la jeune femme apprécia tout de suite la décoration de la cuisine et de la salle de séjour, aux murs tapissés de papiers peints fleuris et couverts de photos d’oiseaux et d’animaux de la forêt. Un coffret de bois l’attendait sur la table du salon, ainsi qu’un grand cahier d’écolier ouvert à la dernière page, où quelques lignes d’une écriture tremblotante attendaient d’être lues depuis des mois.
Sa grand-maman Mathilde lui souhaitait la bienvenue dans la demeure de ses ancêtres. Elle était profondément désolée de ne pas l’avoir connue de son vivant. Elle s’était renseignée à son sujet et s’était réjouie d’apprendre que Lila était passionnée d’agroécologie. C’était pour elle un signe du Ciel, car elle-même adorait plus que tout la nature et cultiver la terre ! Elle lui confiait tous ses biens, et surtout, son coffre au trésor, aux merveilles à nulles autres pareilles !
Les premiers pas d’une agricultrice en herbe
Un coffre au trésor !
Lila s’empressa d’ouvrir le coffret, et découvrit… des centaines de sachets de graines, soigneusement étiquetées ! Fleurs, légumes, céréales… Elle avait devant elle un panel complet de tout ce que la nature pouvait offrir de mieux dans la région ! Mais comment les faire pousser ? Lila n’avait jamais mis les mains dans la terre, ou si peu, lors de ses études à l’ULB, à Ixelles.
Elle apprendrait, voilà tout ! Le printemps approchait à grands pas et ses voisins villageois avaient débuté les travaux dans leurs potagers. Elle leur rendit visite, se renseigna, mais ils étaient plutôt taiseux, et se moquaient entre eux de cette citadine qui voulait s’installer en Ardenne, y vivre de sa petite ferme.
Une femme-agricultrice : quelle farce !
Les paris étaient ouverts : tiendrait-elle jusqu’à l’automne ?
À quelque temps de là se tint une Foire aux Plantes, et Lila en profita pour glaner un maximum de renseignements. Elle rencontra des gens comme elle, passionnés par les fleurs et la vie à la campagne. Bingo ! Elle se fit des amis de tous âges, des femmes et des hommes bienveillants, qui lui apprirent à bêcher, à planter, et vinrent même lui donner un coup de main, intéressés il est vrai par le « trésor » de Lila, les semences enchantées de sa grand-mère.
C’est ainsi que ressuscita la vieille ferme de Mathilde. Le potager accueillit à nouveau des légumes rares et oubliés -panais, cardon, topinambour, chou kale, pourpier, arroche… ; les parterres autour de la ferme reprirent leurs couleurs vives et chatoyantes ; vinrent s’y ébattre et bourdonner abeilles et pollinisateurs, parmi les bleuets, coquelicots, camomilles, mauves, fumetterre, cosmos, achillée, consoude… et tant d’autres ! Les arbres fruitiers du verger ployaient sous les fruits, et quelques moutons prêtés par un fermier paissaient à leurs pieds.
C’était un bon début ! Lila avait trouvé un job de professeure à Bastogne, où elle enseignait la biologie. Passionnée par la nature, elle avait hérité de la terre de ses ancêtres, mais elle savait qu’elle devait la cultiver avec sagesse pour préserver l’écologie de la région. Lila croyait fermement que la clé d’une agriculture durable réside dans le respect des semences traditionnelles, celles qui traversent les générations. Ses voisins, sceptiques au début, commencèrent à s’intéresser à son projet. Lila les invita à participer à un atelier sur l’agriculture durable, où elle partagea ses connaissances sur les semences fermières et leur importance pour l’écologie.
Une agriculture solidaire, inclusive et durable
Ainsi fleurit le projet de Lila ! Au fil des saisons, ses champs se couvrirent de couleurs vibrantes, attirant toute une faune d’insectes en voie de disparition : papillons, coléoptères, bourdons, abeilles sauvages…, qui à leur tour appâtèrent des oiseaux insectivores : hirondelles, sansonnets, torchepots, étourneaux… Les villageois, inspirés par son succès, commencèrent à adopter des pratiques agricoles similaires. Lila devint un symbole de changement, prouvant que les femmes pouvaient jouer un rôle essentiel dans la préservation de la terre et de ses ressources.
En parallèle, l’année suivante, Lila forma un groupe « Nature », les invita dans sa ferme où ces femmes et ces hommes se réunirent régulièrement pour échanger des idées et des techniques. Ensemble, elles et ils créèrent un réseau de soutien paysan, pour défendre l’égalité des genres, le respect des femmes, afin de battre en brèche le patriarcat agricole trop prégnant. Elles et ils organisèrent des marchés où elles et ils proposaient leurs produits, et mettaient en avant l’importance de l’agriculture locale et durable.
Qui sème l’espoir, récolte le bonheur
Lila réalisa alors que sa destinée ne se limitait pas seulement à cultiver la terre, à enseigner une nature scolaire aux adolescents, mais aussi à semer des graines d’espoir et d’égalité. Grâce à son engagement, le village devint un modèle inclusif d’agriculture écologique et d’émancipation féminine, d’égalité des genres, prouvant que lorsque l’on unit ses forces, on peut transformer le monde, une graine à la fois.
Il était bien loin le temps où Lila végétait comme une plante rabougrie à l’ombre des immeubles de Bruxelles ! Les semences magiques de sa grand-mère Mathilde étaient tout simplement des graines de bonheur, pour elle-même et tous ceux qu’elle rencontrait !
Voici l’histoire de Lila et de son village. Puisse-t-elle continuer d’inspirer ceux qui croient en un avenir où la terre, les semences, les femmes et les hommes de bonne volonté sont au cœur d’une agriculture durable et respectueuse de l’environnement !