Berceaux à la dérive
Vivrons-nous bientôt dans une société « Enfants non admis » ? Trois faits surréalistes m’ont interpellé ces derniers temps, qui tendent à le prouver. Le premier a trait à la proposition outrancière du meneur de jeu d’un parti de droite : il suggère sans complexe de ne plus octroyer des allocations familiales au-delà du quatrième enfant.

En second lieu, j’ai appris qu’un nombre croissant de restaurants n’acceptent plus les enfants de moins de 12 ans, car ils sont trop peu rentables et leur comportement dérange les clients. En trois, une dame de notre connaissance a décidé de déménager de son bel appartement de plain-pied, parce qu’un jeune couple avec nouveau-né vient d’emménager à l’étage au-dessus d’elle, et qu’elle ne supporte pas les « cris incessants » du marmot. De doux vagissements, je dirais…
Allez, tant qu’à faire, je vous narre un quatrième événement choquant, sidérant, hallucinant, le meilleur pour la route ! Lors de l’un de nos voyages en train vers Bruxelles, une jeune femme avec enfant s’est vue reprocher avec véhémence les pleurs de son bébé. De gentils sanglots, selon moi. Le petiot était affamé et réclamait son goûter. Quand elle a entrepris d’ouvrir son corsage avec discrétion pour lui donner le sein, oh la la ! Vade retro, satanas ! Un monsieur bien mis lui a reproché d’être « dégoûtante », rien que ça, tandis que d’autres commentaires peu amènes fusaient autour d’elle. Nous avons pris sa défense, rappelant à tous ces gens qu’aussi ont été un jour des tout petits enfants. « Oui, mais nourris au biberon, et non comme des sauvages », a rétorqué le monsieur tout propre sur lui. La jeune maman était d’origine étrangère… Irascible et xénophobe, ce charmant personnage !
Ces signes ne trompent guère : notre société, au racisme ordinaire, décourage les jeunes à fonder une famille, à avoir des enfants, et ceux-ci ne sont plus les bienvenus dans maints endroits. Un grave désamour s’installe insidieusement. Avant d’avoir des enfants, les jeunes femmes et les jeunes hommes doivent en priorité étudier, se construire une carrière, travailler, gagner des sous, payer des impôts, consommer, faire tourner la machine économique. La vocation de parent n’est pas du tout valorisée, et le taux de natalité baisse d’année en année.
En 2024, l’indice conjoncturel de fécondité (ICF), qui représente le nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer, est tombé à 1,47 en Belgique (1,48 en Wallonie, 1,37 à Bruxelles, 1,62 en France). Ces chiffres sont ridiculement bas, si l’on considère que l’ICF devrait s’établir à 2 au grand minimum pour garder un statu quo. Dès lors, supprimer les allocations familiales au-delà du quatrième enfant serait une mesure ahurissante autant que débile, parmi tant d’autres inepties qui jalonnent notre quotidien politique ces jours-ci ; elle donnerait un très mauvais signal et dépeuplerait un peu plus notre pays de sa jeunesse.
Qui travaillera demain pour financer les pensions, le budget de la défense, les soins de santé, les administrations, etc. ? Nos petits-enfants oseront-ils avoir des enfants, si notre société occidentale continue sur cette lancée « enfants non-admis »…
Notre monde agricole belge n’est pas en reste : ses cadres vieillissent à toute vitesse, avec très peu de successeurs pour reprendre le flambeau. Il est bien loin le temps où l’on pointait du doigt le « taux de reproduction affolant des fermiers, qui fabriquent des paquets d’enfants afin de disposer d’une main-d’œuvre abondante ». Cinq étaient le minimum syndical ; sept, huit, neuf, ou dix était un nombre convenable ; treize, quatorze était tout à fait remarquable, avec un maximum de garçons, idéalement ! Les prêtres fustigeaient leurs ouailles féminines peu enclines à remplir leur devoir conjugal, les tançaient d’importance lors des séances de confession afin qu’elles cessent leur grève du ventre, péché mortel pour le business catholique !
Cette politique des berceaux s’est accentuée dans l’après-guerre 40-45, avec le baby-boom des décennies 1950-1960. Puis mai ‘68 est venu semer ses graines de révolution sexuelle ; ont germé l’amour libre, la contraception et l’IVG. Jamais en tête de course, freiné des quatre fers par le patriarcat prégnant, le monde paysan a suivi le mouvement avec trente années de retard.
En 2025, le vieux modèle familial avec ses mariages « jusqu’à ce que la mort nous sépare » a vécu. Dans la foulée, retour de balancier, le taux de natalité a fortement baissé dans les fermes. OUPS ! Zéro, un, deux, trois enfants au grand maximum… Comme partout ailleurs, on retrouve dans les exploitations agricoles des couples non mariés ; d’autres homosexuels ; pas mal de fermiers seuls (fonds de commerce de l’Amour est dans le Pré) ; des familles recomposées ou mono-parentales.
L’agriculture dite « familiale » n’est plus qu’un nébuleux souvenir. Les berceaux partent à la dérive, emportés par un courant irrésistible où se noient les dernières balises d’un monde perdu.