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Courrier des lecteurs : bronzage agricole

¡ Vamos à la playa ! Sur la plage abandonnée, coquillages et crustacés, il y a le ciel, le soleil et la mer. J’avais dessiné sur le sable, l’amour à la plage, voyage, voyage, sous le soleil exactement…

Temps de lecture : 5 min

Allez hop, c’est le moment, c’est l’instant ! La transhumance d’été vers la mer sévit à plein temps, trains bondés et routes encombrées, surtout lors des journées les plus ensoleillées. Des tas de gens se précipitent vers les plages, celles de Belgique et d’ailleurs. Les agriculteurs ne sont pas en reste, surtout la jeune génération, et foncent tout droit vers le nord, le temps d’un jour ou d’une semaine, pour faire plaisir à leur petite amie, à Madame et les enfants. Et là, sea sex & sun, on laisse tomber le t-shirt et le pantalon pour exhiber son bronzage agricole !

Celui-ci est très particulier, une vraie marque de fabrique qui permet d’identifier à coup sûr les fermiers ardennais en goguette à la côte belge, sortis de leur microcosme rural ! Le corps des agriculteurs est blanc sur sa plus grande surface, mais le visage, la nuque et les avant-bras sont hyperbasanés, carrément cramés par le soleil et le grand air ; les mollets un peu aussi, chez ceux qui portent un short. Le torse et les membres sont de couleur aspirine et offrent un contraste saisissant avec la figure et le cou, boucanés par les rayons impitoyables d’Hélios, par les UV récoltés en même temps que le grain et le foin lors de la moisson et de la fenaison. Ça fait bien rigoler les habitués des vacances et des plages, au gentil bronzage uniforme, lisse et luisant de crème solaire.

Ah oui, tiens, justement ! Question protection solaire, Madame a emporté ce qu’il faut pour elle et le bébé, mais pour le grand, le petit spray anti-UV au parfum de lilas est un peu juste pour couvrir la largeur du dos et de la poitrine. En même temps, avec tous ses poils un peu partout, il n’est pas si mal protégé. Non ? Monsieur s’en fiche et joue le dur. Il a d’ailleurs retrouvé son âme de gamin : il va patauger dans les grandes flaques d’eau et se risque timidement dans la déferlante des vagues, faisant jouer ses muscles d’ours velu sur sa peau d’ivoire, façon David Hasselhoff dans Baywatch, barres de chocolat et belle peau brune en moins, bon gros bidou de conducteur de tracteur et casquette verte Crelan en plus, celle de la Foire à Libramont. Alerte à Malibu ! Coup de soleil en vue !

Au bout de deux ou trois heures de batifolages balnéaires sous le soleil exactement, les épaules et les cuisses de Monsieur lui font guili-guili, mais quoi ? Un homme ne se plaint pas, surtout pas devant son petit Achille de dix mois qui le regarde comme un dieu… Un dieu qui prend peu à peu une inquiétante teinte cramoisie, et que sa compagne sermonne comme un gosse : « Je te l’avais bien dit, de garder ta chemise ! Ta mère va encore me disputer ! Ne va pas encore pleurnicher auprès d’elle ! Sinon, les dents de la mère vont encore me mordre. Il faut vraiment que je songe à tout. ».

Monsieur prend sur lui et se rhabille ; il se compose un air digne et s’empresse d’emmener sa petite famille sur la digue pour boire un verre et manger un morceau, bien à l’ombre pour le bébé… et pour lui. Il se réjouissait de manger un délicieux moules-frites, arrosé d’une bière d’abbaye... Vendent-ils des Orval, à la mer ? Mais non, il se sent d’un coup tout barbouillé, et se contente d’un verre d’eau en grignotant du bout des dents une des tartines que Madame a eu la prévoyance d’emporter. « Il faut que je songe à tout ! ». Les bulles pétillantes lui donnent la nausée, c’est dire ! Mais l’eau lui fait du bien, et son malaise passager s’estompe peu à peu.

Le smartphone sonne douloureusement des tréfonds du grand sac « Action », bourré jusqu’à la gueule de serviettes de plage et des jouets d’Achille. Il l’avait oublié, cet instrument de torture du monde moderne ! Quatre messages en retard. Son père l’appelle : l’entrepreneur est disponible samedi pour ensiler la deuxième coupe. Après-demain ! Monsieur doit redescendre en Ardenne à toute vitesse pour faucher et andainer 40 ha. Furieuse, Madame s’insurge : Monsieur avait promis de rester minimum jusqu’à dimanche soir. « Quelle lopette ! Le toutou à son papa qui accourt dès qu’on le siffle ! Donne-moi le GSM, je vais lui répondre, au patriarche. ».

Monsieur se sent très mal, au bout de sa vie : il capitule sans condition et tend le portable à sa chère et tendre, laquelle rembarre durement son beau-père en quelques phrases bien senties. «  Ce sont nos premières vacances depuis quatre ans. Ce n’est pas négociable. L’ensilage attendra. D’ailleurs, le fifi à sa maman s’est pris un coup de soleil du feu de dieu. Une insolation. Il est hors service, H.S. Vous comprenez ça ? Il vomit comme un goret, votre play-boy de la plage. Je l’emmène au poste de la Croix-Rouge . ». Monsieur vient en effet de restituer sans élégance le contenu de son estomac dans une poubelle : et le verre d’eau et la tartine à la confiture de myrtilles !

Un coup de soleil. Le père du pauvre culto cramé comprend et compatit : il n’insiste pas. Lui-même se remémore les recommandations de sa mère, l’héliophobie de celle-ci et des gens de sa génération. Autrefois, les paysans ne laissaient apparents que leur visage et leurs mains. Ils protégeaient même leur cou par un foulard, et ne sortaient jamais sans un large chapeau de paille qui leur couvrait les oreilles et donnait de l’ombre à leur visage. Ils allaient ainsi travailler dans les champs, en plein soleil, et parfois faisaient des coups de chaleur. Une « croix d’occis » au coin d’un champ près de chez nous, rappelle ainsi le destin tragique d’une jeune femme enceinte, décédée en 1947 en retournant ses andains sous un soleil de plomb.

Le soleil ne nous vaut rien, dirait-on bien… Il peint sur nous des bronzages minimalistes rigolos, mais pour le reste, attention danger ! Les ultraviolets ne font pas de quartier. L’agriculture, ce n’est pas « L’amour à la plage » ou « ¡ Vamos à la playa ! » !

Au sujet de cette chanson entraînante, sachez qu’elle est à double sens, qu’elle évoque le danger des radiations nucléaires d’une bombe atomique ; elle parle sur un ton léger de fin du monde, et en filigrane des rayons ultraviolets du soleil. Alors, restons prudents et contentons-nous de notre original et mignon bronzage agricole !

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