Courrier des lecteurs : les petits ballots
L’été est bel et bien arrivé et, Hélios soit loué, on a enfin une saison ensoleillée. Les premières moissons ont déjà eu lieu et il en va de même pour les foins tellement l’herbe pousse, stimulée par de brefs épisodes pluvieux et de magnifiques semaines de lumière. C’est presque trop parfait… Dans un élan de fantaisie ou de croyances, j’ai envie de vous dire qu’on est en train de vivre un moment qui est de l’ordre du mythique.

Depuis ces deux dernières années à travailler dans l’humidité et les ornières, le contraste est tellement saisissant que j’ai, en effet, l’impression de travailler en parfaite symphonie avec la nature. Je m’imagine Déméter, cette déesse de l’agriculture, s’être rebellée dans l’au-delà. Celle qu’on surnomme aussi la Mère Terre se serait disputée avec des frères et aurait réussi à reprendre sa place, le temps de l’été, au centre de l’Olympe. Telle une cheffe d’orchestre, elle dirigerait des musiciens, avec d’un côté nous êtres humains travaillant la terre et de l’autre, les dieux, responsables des caprices des cieux. D’une main droite et forte, elle guiderait Hélios et Notos, respectivement dieux du soleil et de la pluie, qui lui obéiraient, l’un valsant avec l’autre dans une harmonie parfaite. De l’autre main, elle dicterait à la nature de se soulever, de mûrir et enfin à nous de récolter. Cette scène, je pense que Vivaldi l’a aussi plusieurs fois imaginée dans les Quatre Saisons.
Si Déméter intervient pour nous faciliter les conditions météorologiques, je pense qu’elle est également intervenue dans ma réunion d’équipe de samedi dernier, à l’heure du déjeuner. Mon père, un ami et moi, autour de la table avec une tasse de café. Pas de « météo du jour » pour connaître les humeurs de chacun (vous connaissez ?), ni d’ordre du jour, ni de grands discours. Dans la cuisine, en période de foins, on se pose les questions essentielles suivantes : qui prend quel tracteur, qui commence par quel champ et qui soigne les animaux ? Et enfin, il nous reste à résoudre un dernier point : où stocker le foin ? Les récoltes ont été si exceptionnelles les deux dernières années que toutes les fermes en sont encore submergées. Impossible de s’en débarrasser. Personne n’en veut, tout le monde en a de trop. Tenez-vous bien, même mon frère qui a deux brebis dans son jardin ne vient plus chercher mon foin, alors que je lui donne.
C’était au printemps dernier, il était grand temps de boucler ses agneaux et ayant déjà quelques centaines de bouclages à mon actif, il m’a demandé d’intervenir. Je pensais que c’était une belle reconnaissance de mon professionnalisme jusqu’à ce que je vois qu’il avait commandé cinq boucles au lieu de quatre, au cas où je m’y prendrais mal. Vous imaginez la confiance ? Après ces petites taquineries fraternelles, mon regard se heurte au foin rangé dans son cabanon qui fait office de mini-bergerie dans son jardin. Une mini-botte carrée. C’est quoi
Alors, je ne sais pour quelle raison, je repense à ce jour avec mon frère. Et pourquoi pas, m’écriais-je à cette table du déjeuner, faire des petites bottes
On en rigole, ma mère rejoint la conversation en évoquant qu’à l’époque, elle aussi a dû participer aux foins en dressant les ballots juste avant les orages ! Ah, sacré Notos, tu en as fait voir à ma mère ! Je saute dans ma voiture, je fais le tour du village et je trouve une personne qui a la machine qui fait des mini-bottes carrées. On s’organise et la magie opère. Le petit tracteur tire un vieux pick-up qui avale le foin tel un petit ogre qui meurt de faim. Devant moi, je vois mon champ se transformer. Des centaines de mini-bottes à perte de vue. C’est magnifique. J’envoie la photo à mon frère, il est conquis. Et puis, comme la magie n’existe pas, la poudre de perlimpinpin finit par retomber et arrive le fameux moment de lucidité. Les ramasser. Commencent alors deux jours historiques au sens propre du terme. À la fourche s’il vous plaît, ni de bull ou autre petit tracteur articulé. C’est uniquement à la force des muscles et du mental que sept cent vingt bottes de foin ont atterri sur la remorque, allant jusqu’à dix étages. Lorsqu’on pense que c’est terminé, il faut hélas tout recommencer : tout réarranger dans le hangar. J’ai encore émis une idée à mon père : les laisser sur le plateau et ranger le plateau. T’es pas au port d’Anvers
Le soir, je revois une amie de longue date, elle aussi fille d’agriculteurs. En voyant les photos, elle me dit que ce sont les mêmes qu’on faisait il y a quarante ans. Elle a raison, c’était épuisant mais on a profité de ce moment de solidarité familial et amical comme jamais. Alors ces petits ballots, peut-être que c’était bel et bien une idée de Déméter. Ils nous ont offert un moment hors du temps, un beau souvenir et une expérience dont on se souviendra encore longtemps.