Accueil Voix de la terre

La maison en pain d’épice

« C’est un beau roman, c’est une belle histoire. C’est une romance d’aujourd’hui… ». Donatienne et Valentin étaient faits pour vivre ensemble, c’était inscrit quelque part dans les astres. Mais rien n’est jamais acquis, ni gagné d’avance, dans la construction d’un couple et son épanouissement…

Temps de lecture : 6 min

Donatienne a 10 ans. L’Homme vient de marcher sur la Lune, mai ’68 est encore tout beau tout neuf dans les mémoires, mais le progrès semble avoir oublié son petit village à elle, perdu au creux d’une vallée ardennaise. Ses parents sont agriculteurs ; elle est la benjamine d’une grande fratrie, et tout le monde l’appelle « Dona ». Son père, un gros castard sanguin, est dur à la tâche et autoritaire. Il mène son monde à grands coups de gueule, et n’admet aucune contrariété. Sa mère est tout le contraire : longiligne et menue, soumise, effacée, fatiguée, toujours à geindre et pleurnicher devant ses enfants. La sœur aînée de Dona s’est mariée la semaine dernière. Sa maman fait cette réflexion à la gamine : « Tu vois, le mariage, c’est comme la maison en pain d’épice et chocolat de Hansel et Gretel. Les gourmands veulent y rentrer pour s’empiffrer, et ils se retrouvent emprisonnés par la sorcière. » . La gamine demande « Qui est cette sorcière ? » . «  Tu comprendras assez tôt » , lui répond sa maman.

Donatienne a 20 ans. Ses frères et sœurs ont tous quitté le nid familial. Elle vient d’achever ses études d’institutrice primaire et donne un coup de main à la ferme, avant de rejoindre Arlon en septembre, où l’attend un poste à l’école primaire de l’État. Chez elle, les rôles se sont inversés. Son père a subi des alertes cardiaques et se repose souvent au fauteuil, houspillé par sa femme qui le trouve apathique. Ils font chambre à part, car il « ronfle comme un camion » ! Dona profite de ses vacances et sort chaque semaine au bal, accompagnée d’une cousine qui lui sert de chaperon. Peine perdue ! La jeune fille a un petit ami, Valentin, 27 ans, beau comme un dieu grec et très gentil. Il n’a qu’un gros défaut : il est agriculteur ! Et de ce métier, Dona n’en veut pas, absolument pas ; sa mère a déjà donné… Mais chaque fois qu’elle est en sa présence, son cœur bat à toute vitesse et elle brûle de se jeter dans ses bras. Valentin est très amoureux, beaucoup trop ! Elle n’a pu repousser ses ardeurs, et craint maintenant d’être enceinte. La Honte avec un grand H ! Avec une mère qui dégaine son chapelet plus vite que son ombre et ne rate aucun office religieux, Dona va être crucifiée au Golgotha des filles-mères si elle ne se marie vite fait avec son galant agriculteur… Ouuuuf, fausse alerte ! On ne l’y reprendra plus, à goûter un bout de chocolat à la maison en pain d’épice ! Elle rompt ses « fiançailles », et puis tant pis, Valentin s’en remettra ! Quant à elle…

Donatienne a 30 ans. Le Mur de Berlin s’est écroulé en automne dernier. Elle a vendu son petit appartement à Arlon et est venue habiter avec sa mère, veuve depuis le printemps. Un poste d’institutrice est vacant au village d’à côté. Le premier jour de classe, elle accueille ses élèves de 1ière et 2ième primaire. Un grand gaillard aux cheveux bouclés tient son petit garçon par la main, et le cœur de Dona fait tout à coup mille cabrioles dans sa poitrine. Elle rougit comme une pivoine et court se réfugier dans son bureau, pour cacher son trouble aux autres parents. C’est Valentin ! Mais celui-ci l’a suivie avec son gamin. Le cerveau de Dona bout comme une cocotte-minute. Allons bon ! Elle n’est plus une adolescente… Elle se reprend et joue l’étonné ; elle lui serre cérémonieusement la main, mais elle voudrait tant se précipiter dans ses bras ! À demi-mot, il lui explique qu’il est séparé de sa femme depuis deux ans, et qu’il a obtenu la garde de l’enfant. Ses grands yeux tristes sont irrésistibles… Six mois plus tard, Donatienne épouse Valentin. Sa mère est rassurée ; avec sa franchise habituelle, elle la « félicite » : « Enfin mariée ! Tu vois, quand on attend trop longtemps, on n’a plus que les restes ! Un divorcé ! Tant pis, c’est mieux tout de même que de finir célibataire : vieux garçon, vieux cochon ; vieille fille, vielle truie ! ».

Donatienne a 40 ans. Zut, zut, et rezut ! Elle s’est fait avoir, comme sa mère et toutes ces gourdes qui sont rentrées avec leur époux dans la maison en pain d’épice et chocolat du mariage. La vilaine sorcière s’appelle « routine quotidienne », et la mange à petit feu. Valentin lui avait promis de ne pas l’embarquer dans son métier, mais rien ne va jamais comme on le voudrait… Son dernier bébé est né de santé fragile, et elle a pris une pause carrière pour se consacrer à sa petite famille. De fil en aiguille, elle a donné un coup de main à son mari, recueilli sa mère vieillissante devenue bien fragile. Maintenant, elle n’a plus un instant à elle, entre les traites matin et soir, les lessives, le ménage, les repas, les courses, l’éducation des enfants, les montagnes de formalités à remplir pour la ferme, etc, etc. La décennie qui s’achève a été très dure pour les agriculteurs : scandale des hormones, vache folle, dioxine. Valentin a investi lourdement et s’en mord les doigts. Dona lui a sacrifié ses économies, son temps, sa carrière d’institutrice ! Dona donne tout, et plus encore ! En échange, il ne lui reste que les belles nuits, pour compenser les jours sombres… Tant qu’à faire, autant profiter des friandises de la maison en pain d’épice, puisqu’elle y est coincée…

Donatienne a 50 ans. Des millions de litres de lait ont été épandus l’an dernier dans un champ près de Ciney. L’agriculture vit des heures difficiles… Depuis quatre ans, Dona a repris son métier d’institutrice. Elle revoit à nouveau ses amies, a récupéré une vie sociale plus épanouissante. Le fils de Valentin a rejoint l’exploitation, bourré d’énergie et plein d’imagination, enjoué et trop naïf, comme son père. Ils se sont reconvertis à l’agriculture biologique. Le salaire de Dona est bien nécessaire pour boucler les fins de mois. Sa fille aînée est à l’université, et les deux garçons envisagent également de longues études. Chaque jour de la semaine, c’est la course ! Durant le week-end, Donatienne remplit les papiers, gère l’informatique, tient la comptabilité. Ses deux hommes sont fâchés avec les chiffres, et ses calculs, son sens des réalités, ont sauvé plus d’une fois leur exploitation de la faillite. Des disputes éclatent au sein du couple à propos d’argent, suivies de réconciliations… dans la maison en pain d’épice.

Donatienne a 60 ans. Son Valentin est maintenant retraité, mais travaille encore beaucoup avec son fils. Elle est passée directrice d’école, et se sent pleinement en accord avec elle-même. Ses enfants semblent parfaitement équilibrés et vivent leur vie sans trop se tracasser. Le mariage ? C’est passé de mode ! Vive la liberté ! C’est « journée portes ouvertes » toute l’année dans leur « maison en pain d’épice ». Les jeunes y entrent et en sortent comme bon leur semble ! Dona est née 40 ans trop tôt, se dit-elle souvent. Heureusement, elle a connu Valentin, et tout compte fait, a eu énormément de chance. Les flèches de Cupidon ne l’ont pas épargnée, mais au final, sa maison en pain d’épice aura été la maison du bonheur…

A lire aussi en Voix de la terre

L’agrivoltaïsme: un sujet de lutte paysanne

Voix de la terre Le 17 avril 1996, au Brésil, 19 membres du mouvement des paysans sans terre furent massacrés par des tueurs à la solde de grands producteurs terriers. Depuis lors, Via Campesina a décrété que le 17 avril serait la journée internationale des luttes paysannes. En cette période de révolte agricole, le Réseau de Soutien à l’Agriculture Paysanne (RESAP) et la Fugea signalent une nouvelle menace pour les terres agricoles et pour l’accès à la terre : l’agrivoltaïsme.
Voir plus d'articles