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Pierre qui roule...

Coups de klaxon, appels de phares, gestes d'impatience des conducteurs qui nous suivent ou nous croisent: avons-nous jamais été les bienvenus sur ces routes qui sont aussi les nôtres? Notre présence dérange, et c'est peu de le dire... Les véhicules agricoles sont lents et volumineux, et s'insèrent difficilement dans un trafic de plus en plus dense. Mon ami Pierre agriculteur a trouvé la parade: il roule la nuit entre 23 heures et 5 heures du matin, autant que possible, ou dans des créneaux horaires bien ciblés. L'enfer du jour et des heures de pointe, très peu pour lui!

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Pierre-qui-roule devait répondre à d'impossibles défis de mobilité, ou disparaître du paysage rural. Comment concilier sécurité et tâches de transport à effectuer? Les boules de foin ne rentrent pas toutes seules à l'exploitation; la moissonneuse n'est pas pourvue d'hélices comme un drone géant; les bennes de fumiers doivent être déversées aux champs. Impensable également de conduire à pied le troupeau de vaches en prairie, comme son père et son grand-père autrefois. Son village a poussé comme un champignon lors des dix dernières années: de trois maisons à plus de cinquante, auxquelles s'ajouteront cent ou deux cent nouvelles constructions d'ici vingt ans! Les chemins, quant à eux, ne se sont pas élargis par l'action du Saint-Esprit; des casse-vitesse et des chicanes «fleuries» ont été installés aux trois entrées de la petite agglomération. Toute la structure de la localité a évolué pour accueillir au mieux les nouveaux arrivants. Tant pis pour Pierre, dernier fermier... De toute façon, ont décrété les édiles communaux, il faut agir avec son temps, définir les priorités, et l'agriculture ne fait plus partie de celles-ci. Chacun doit s'adapter, fin du débat!

Le remembrement des parcelles agricoles, réalisé en 1995, avait pourtant regroupé de grands terrains autour de chez lui, mais ils étaient -hélas!!- situés en zone d'habitat, avec des places à bâtir en veux-tu en voilà. Les propriétaires, ravis de leur renchérissement exponentiel, se sont mis à les vendre dès 2010, et «l'espace vital» de Pierre n'a cessé d'être grignoté, ne lui laissant qu'une poignée d'hectares morcelés et désolidarisés auprès de son exploitation. Avant le boom immobilier de son village, il disposait d'accès aisés à ses belles prairies, mais les cartes ont été rebattues, et ses atouts «mobilité» ont disparu. Bien obligé, il a dû louer au loin de nouvelles terres, situées à plusieurs kilomètres de chez lui, de l'autre côté d'une Nuts-City grouillante de véhicules, très encombrée elle-aussi.

En fait, l'histoire de Pierre est tristement banale. Partout en Wallonie, la plupart des agriculteurs vivent ce genre de situation fort peu enviable! Rien ne leur est épargné. La route appartient aux myriades de voitures et camions, chaque jour plus nombreux! Dans le même temps, les tracteurs et leurs machines attelées sont aujourd'hui beaucoup plus imposants qu'hier. Le grand-papa de Pierre n'avait qu'un Deutz 22 cv; son papa un 50 cv et un 40 cv avec chargeur frontal; lui roule avec un 120 cv assez compact, utilise un chargeur articulé télescopique et deux «petits» vieux tracteurs de 80 et 75 cv. Sa pirouette à six toupies, même repliée, déploie une autre envergure que le petit rateau-fane derrière le tacot du vieux parrain... Toujours plus encombrants, les charrois agricoles disposent de moins en moins de place pour circuler. Plus gros, et davantage à l'étroit : impossible équation! Pierre-qui-roule l'a bien compris. Il ensile son maïs la nuit, par exemple, et déplace pendant quelques heures les caisses de fleurs à l'entrée du village, pour pouvoir passer avec les énormes bennes de l'entrepreneur. Il conduit son fumier en tas, rentre ses boules de paille ou de foin aux heures où tout le monde dort, où les routes sont vides et dégagées. Jusqu'à présent, ses voisins néo-ruraux ne râlent pas trop d'être dérangés par cette activité de bruyant oiseau de nuit. Pierre, il est vrai, les invite chez lui chaque année à un méga-barbecue, et ne manque jamais de leur donner un coup de main à toutes occasions. Que ne ferait-il pour ne pas fermer... sa ferme!

Bien entendu, il veille scrupuleusement à être en ordre avec ses véhicules, questions assurances, éclairages, gyro-phares, etc... Ses voisins rigolent: «grâce à Pierre et ses tracteurs, c'est soir de Noël toute l'année, avec feux clignotants, lampes tournantes, avertisseurs de recul!». Lors de la fenaison ou la moisson, ou encore en printemps et automne lorsqu'il véhicule ses animaux, Pierre-qui-roule est fatalement obligé de voyager pendant la journée! Il évite les heures de pointe, entre 7 et 9 heures au matin, entre 16 et 19 heures en début de soirée. Vers midi, les routes sont souvent vides, dit-il, ainsi que le dimanche matin avant 11 heures, quand les gens font la grasse matinée après avoir fait la fête le samedi soir. Malgré mille et une précautions, il lui est arrivé quelques mésaventures: petits accrochages, un embouteillage mémorable en pleine moisson, une crevaison à sa bétaillère juste avant l'heure de la sortie des écoles, avec un parent d'étudiant énervé qui l'avait agoni d'injures «agrophobes» dont je tairai ici la teneur, afin de ne pas heurter vos âmes sensibles... La police de la route, d'une manière générale, fait quant à elle son boulot avec respect et compréhension, plutôt préventive que répressive, et c'est heureux dans notre société hystérique hyper-mobile, où notre agriculture-escargot trop «encombrante» peine à trouver sa place et le droit de rouler comme n'importe qui.

Tout cela coûte cher, très cher! Les Pierre-qui-roulent n'amassent pas de flouze, c'est sûr. Nous avons perdu notre monde, notre paradis rural, notre liberté d'aller et venir dans nos campagnes...

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