Accueil Voix de la terre

Étranglement

Réputés se plaindre tout le temps, les agriculteurs ont été rejoints dans ce fâcheux comportement par une importante cohorte de consommateurs! En fin de mois, beaucoup tirent de drôles de têtes en découvrant leur compte en banque asséché, persuadés pourtant de ne pas avoir commis de folie. On appelle ce phénomène «inflation», mes bons amis! Comme les Animaux Malades de la Peste, «ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés!» . Parmi les agriculteurs, le renchérissement des engrais et des intrants inquiète beaucoup d'exploitants; chez les particuliers, le coût du gaz et de l'électricité fait des ravages jusque dans la classe hier encore dite «moyenne»!

Temps de lecture : 4 min

Une jeune amie infirmière nous a raconté ses déboires financiers. Ménage uniparental, elle et sa fille habitent une petite maison dont chaque mensualité lui pompe 750 €. Elle donnait chaque mois 220 € pour le gaz et l'électricité, montant multiplié par deux et demi depuis janvier: 550 €! Si elle ajoute le leasing de sa voiture et le carburant, les assurances, Internet, TV et Smartphones, les frais courants non alimentaires (école, habillement, santé, etc), il ne lui reste maintenant que 300 €/mois pour financer la nourriture, sur un salaire net de 2.300 €/mois! Elle se demande comment elle fera l'an prochain, si sa fille doit louer un kot à l'université...

Cette jeune dame fait pourtant partie de la classe moyenne, avec un solide diplôme, un métier respectable, infiniment peu de loisirs et un train de vie des plus raisonnables. Elle peine malgré tout à boucler ses fins de mois, et bientôt n'y arrivera plus, si le coût de la vie ne cesse d'augmenter. Sur quoi va-t-elle rogner? Une large frange de la population vit ce genre de mésaventure; même les ménages avec deux salaires tirent la langue en ces temps de vaches maigres. Dès lors, entendre geindre les agriculteurs les énerve passablement. Tout le monde trinque, en 2022! Une différence de taille nous concerne cependant: nous y sommes habitués depuis des décennies, eux pas. Le phénomène est récent chez eux, et leur monde s'écroule...

De notre côté, combien gagnent les fermiers? Ont-ils des raisons de déplorer une trop faible rémunération? Si l'on consulte les statistiques des comptabilités agricoles en Ardenne, les chiffres donnent un revenu moyen net de 5 €/heure environ pour le travail presté à la ferme, dans les exploitations dites «rentables». Depuis dix ans, ce chiffre revient obstinément, avec de faibles variations. Un agriculteur qui travaille 10 heures/jour et 30 jours/mois, gagne donc environ 1.500 €/mois, si tout va bien. En sortons-nous avec ce maigre salaire? Nous n'avons guère le choix... Les frais d'alimentation sont moins élevés pour le panier du ménage fermier, car il auto-consomme du lait, de la viande, des pommes de terre, des légumes... L'argent consacré au chauffage varie d'une ferme à l'autre. Les habitations des agriculteurs sont le plus souvent de vieilles bâtisses mal isolées, traditionnellement chauffées au bois en Ardenne. Ce combustible, utilisé depuis l'aube de l'humanité, peut se récolter le long des forêts, des haies vives, sans compter la récupération des vieux piquets de chêne. Le bois ne coûte rien, si ce n'est pas mal de boulot, qu'il faut accomplir en plus des activités agricoles. Ceci dit, je verrais mal cette petite infirmière aller faire son bois, manier la tronçonneuse et fendre des bûches au merlin!

Elle est victime, comme nous tous, d'une société où l'argent sert de collier étrangleur, après avoir créé de toutes pièces des faux besoins, un confort inconnu voici cinquante ans à peine. Les personnes les plus âgées grommellent que les jeunes «se plaignent avec la goulée à la bouche». «De leur temps», ils ne dépensaient pas leurs sous en Internet, TV, téléphonie, voitures, fringues, vacances et distractions. En 2022, impossible de s'en passer, semble-t-il! Les consommateurs impactés par l'inflation n'ont d'autre choix que de comprimer leurs dépenses, de chercher à gauche et à droite des économies, de «faire avec ce qu'ils ont». Bien évidemment, le poste alimentaire est particulièrement visé, et les supermarchés hard-discount ne désemplissent plus. Les grandes enseignes se livrent un combat féroce pour proposer aux consommateurs les prix les plus bas, tarifs au ras du gazon qu'ils exigent de leurs fournisseurs, lesquels font pression sur les transformateurs et en bout de chaîne sur les agriculteurs. Les économistes parlent d'un effet «sablier»: en Belgique, 36.000 agriculteurs et 7.500 entreprises alimentaires (99 % de PME) sont obligés, pour toucher 11,5 millions de consommateurs, de passer sous les fourches caudines de seulement 7 centrales d'achat et 13 chaînes de supermarchés! Ce goulet d'étranglement explique l'incroyable pouvoir de négociation de ces acheteurs, et la difficulté, voire l'impossibilité pour les agriculteurs d'obtenir des prix un tant soit peu rémunérateurs.

La stupéfiante hausse des combustibles, des carburants et de l'électricité, touche toute la population et précarise des ménages naguère bien pourvus. Ceux-ci tombent tout cuits dans les bras du hard-discount, à l'image de cette brave infirmière, étranglée par le coût du chauffage, du logement et tout le reste. Elle est fort désolée de ne plus pouvoir se payer des aliments Bio comme avant, et aspire à des jours meilleurs...

A lire aussi en Voix de la terre

Merci les jeunes!

Voix de la terre Durant ce mois de février, votre détermination et votre enthousiasme ont secoué et réveillé les instances politiques locales et européennes.
Voir plus d'articles