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Obsolescence

Temps de lecture : 4 min

Les vieux gênent, aux yeux des jeunes. Ils sont lents, prudents, routiniers, et maîtrisent très mal les nouvelles technologies électroniques. En tant que presque vieux, je m’interroge : à quel âge est-on hors circuit dans sa carrière professionnelle ? 55, 60, 65 ans ? Voire moins, ou davantage ? Cette question appelle une réponse évasive : cela dépend de chaque individu, de son statut d’indépendant ou de salarié, de son métier, de son employeur, ou encore de l’État qui paie les pensions de retraite. Dans un monde où les connaissances et les technologies avancent à un train d’enfer, le savoir-faire des travailleurs devient très tôt obsolète, aux yeux des fervents partisans du progrès, des chantres du rendement à tout prix. Il faut s’adapter, se recycler, ou disparaître. Les agriculteurs n’échappent pas à ce phénomène, à ce drame de la modernité ; or la plupart d’entre eux approchent ou dépassent la soixantaine. Ils ont donc leur avenir derrière eux, tandis qu’on leur demande impérativement de se projeter dans un futur aux multiples exigences, ou de prendre gentiment la porte de sortie…

Les témoignages sont nombreux parmi les quinquagénaires. Dans le secteur bancaire par exemple, certaines agences proposent à leurs cadres vieillissants de rester chez eux, moyennant un salaire légèrement diminué. Au sein des administrations publiques, on ne sait plus que faire des « vieux » de 55 ans, qui n’ont pu s’adapter à la digitalisation des services. S’ils ne sont pas statutaires, ils sont tout simplement remerciés et mis au chômage ; s’ils sont nommés, les directions s’arrangent pour les mettre en congé de maladie longue durée. On invoque des pathologies du style : burn-out, neurasthénie, troubles digestifs, ou que sais-je ? Ainsi, un employé de bureau m’a raconté sa mésaventure. Sportif en excellente santé, il a fait une chute à vélo et souffre d’un genou. Rien de grave. On lui propose toutefois une mise en arrêt de travail jusque sa pension anticipée, dans quatre ans ! Il n’a que 58 ans ! Toute une génération de fonctionnaires est ainsi mise sur la touche, parce qu’ils sont devenus des boulets trop lourds à traîner. Un jeune équipé de son ordinateur fait le boulot de quatre ou cinq vieux. Ceux-ci sont devenus obsolètes et bons à mettre au rancart !

Ceci dit, cette forme déguisée de mise à la prépension n’est pas pour déplaire aux travailleurs concernés. C’est totalement injuste pour les indépendants épuisés, en fin de carrière, et qui rament péniblement en attendant leur pension. Certains salariés devenus obsolètes gagnent plusieurs années, tandis que les autres usent leurs dernières forces dans un contexte difficile, dans un monde où tout va trop vite et change sans arrêt. Les « vieux » agriculteurs que nous sommes sont largement dans ce cas de figure. La plupart d’entre nous n’ont pas de successeur qui accompagne leur parcours, une fille ou un fils au corps vif et musclé, à l’intelligence affûtée, rompu(e) à l’informatique et disposant de cette grande faculté d’adaptation propre à la jeunesse.

Autrefois, les « vieux » étaient considérés comme dépositaires d’un immense savoir qu’ils avaient accumulé au cours de leur longue carrière. On faisait appel à leur sagesse, on leur demandait des conseils. C’est moins le cas aujourd’hui, car on trouve tout sur Wikipédia ou Google. Besoin d’un renseignement, de connaître les prévisions climatiques ? On tapote le clavier du smartphone, et on a la météo pour les heures ou pour le mois à venir. Les hirondelles qui volent bas, les rhumatismes de Mémé, la forme et la taille des toiles d’araignées ? Cela ne sert plus à rien du tout, tout ça ! Les robots de traite repèrent eux-mêmes les chaleurs ou les mammites ; les GPS guident les tracteurs ; les drones filment les cultures et indiquent les engrais ou les phytos à appliquer, la maturité des grains. L’œil du vieux est remplacé par les caméras, les senseurs et capteurs des appareillages modernes, c’est ainsi !

Et bien je dis : tant pis ! C’est rigolo de voir les jeunes travailler, avec toutes leurs techniques modernes, leurs smartphones qu’ils consultent sans cesse pour voir si la vache vêle ou si la brebis agnèle, leurs appareillages compliqués qu’ils manient avec une facilité déconcertante. Nous sommes devenus obsolètes, archaïques, c’est ainsi. Mais toute cette technologie moderne pourra-t-elle nous remplacer et nourrir le monde ? La question est ouverte, et demain nous répondra, quand nous aurons remisé définitivement nos fourches, nos brouettes et nos brosses au fond de notre vieille étable abandonnée…

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