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« On ne brûle pas

le Bon Dieu ! »

Temps de lecture : 24 min

Noël 1570,

forêt de Florenville… Les doigts de Dieu

Ghislain s’est assis sur un rocher pour se reposer ; ses vingt ans sont bien loin, quand il pouvait courir des lieues sans s’essouffler… Son cœur cogne à tout rompre dans sa poitrine et ses jambes flageolent de fatigue, après avoir grimpé le raidillon encombré de broussailles et de ronces entrelacées. Pourtant, il ne songe pas un instant à renoncer : cet arbre, il faut qu’il le retrouve, absolument ! Le doigt de Dieu l’a désigné clairement. La nuit dernière, veille de la Nativité, la foudre a frappé la colline des Moines : une longue fourche en zigzag, aux trois dents de feu, griffant l’horizon d’un crucifix inversé ! L’image éblouissante est restée longtemps imprimée sur les rétines du vieux sabotier. Personne ne l’a vue, à part lui… Tous les autres étaient déjà à l’intérieur de l’église de Florenville ; ils priaient, ou murmuraient entre eux, ou s’assoupissaient déjà, en écoutant d’une oreille distraite les premières notes des chants latins de la Messe de Minuit.

Ghislain était en retard : il avait travaillé tard à son atelier d’ébéniste, pour achever une commande des moines d’Orval, et s’était endormi à la veillée, assis au coin de l’âtre. La sonnerie des cloches l’avait réveillé en sursaut, en plein rêve étrange. L’esprit encore engourdi, il se hâtait vers l’église lorsqu’un lointain grondement avait attiré son regard vers la cuesta, vaste et immense talus barrant l’horizon. « Tonnerre en décembre, Noël de cendres ! », avait-il songé. Puis cet éclair formidable avait jailli du sombre firmament pour marquer la colline d’une croix de feu ! Comme dans son rêve ! Au cours de celui-ci, il errait dans la forêt à la recherche d’un arbre pour sabots. La foudre avait désigné un chêne, mais celui-ci était habité par des statues de saints ! Sainte Anne et Saint Sébastien, ainsi qu’un Christ en Croix !

Ce jour de Noël, assis sur sa racine, Ghislain repasse l’étrange songe de la veille dans sa tête, encore et encore. L’arbre l’appelle : il doit le retrouver ! Où se trouve-t-il ? Le vieux sabotier-sculpteur ferme les yeux et prie, puis se remet en route, appuyé sur son bâton de coudrier. Il longe la crête de la cuesta, où les hêtres en futaie ont bâti une cathédrale monumentale, aux piliers innombrables. Tout petit et perdu comme un enfant, il arpente laborieusement la forêt, franchit un mur de rochers et découvre enfin une combe arrondie où cinq hêtres suppliciés sont fendus de bas en haut, leurs branches éparpillées et déchiquetées par la foudre. Ils entourent un chêne de plus petite taille, absolument indemne, et semblent lui former une couronne ! Ému aux larmes, le vieil homme s’approche et pose sa joue contre le tronc rugueux.

Il les entend parler ; ils sont là, qui lui demandent de les libérer ! Anne, Sébastien et Jésus. Il ne peut les abandonner !

Demain, Ghislain reviendra avec plusieurs bûcherons pour couper le chêne enchanté. Ils emporteront le tronc, et le vieil homme pourra sculpter les statues, dès que le bois sera sec, d’ici quatre ou cinq ans. Le sabotier n’est pas pressé. Pour lui, le temps est éternel, la Foi en Dieu et en ses Saints est éternelle…

Nativité 1582, Chapelle castrale du château de Cobreville…

Agenouillé au côté de sa magnifique et richissime épouse Marie van Liefvelt, Jean de Cobreville jubile et soupire d’aise. Nul besoin pour lui de s’abîmer en prières contemplatives, à l’égal de sa douce moitié… Grand Prévôt d’Ardenne à 33 ans, capitaine de 200 arquebusiers à cheval dans l’armée du Duché de Luxembourg, il a banni de son vocabulaire le mot « humilité » et porte son orgueil en oriflamme. Sa douce Marie veille sur le salut de son âme trop vorace ; pétrie de piété, la Bonne Dame pratique sa foi chrétienne avec zèle et constance. Son guerrier d’époux a dû rendre les armes, devant son désir insistant d’édifier une chapelle dans la tour d’angle située au soleil levant, au coin de la façade sud de leur nouveau château.

Rusé, opportuniste et insatiable, Jean de Cobreville est sans conteste l’homme le plus puissant du Plateau de Haute-Sûre. Selon son désir, sa chapelle castrale a été dédicacée à la Sainte-Croix. Il entend ainsi faire honneur à l’ancêtre fondateur de sa dynastie, un Croisé anobli et doté du franc-alleu de Cobreville par Frédéric Barberousse, empereur du Saint-Empire Germanique, lors de la troisième Croisade en 1190. Une pierre sculptée du blason de Cobreville rappelle en langage héraldique les hauts faits d’armes de ce lointain aïeul, un Chevalier Croisé au cœur pur et à la dent dure, parti combattre les Infidèles et massacrer des disciples de Mahomet pour libérer le Tombeau du Christ.

Accoudée sur son prie-dieu, Marie van Liefvelt a posé son front sur ses mains jointes. Sa prière fervente monte vers Saint Sébastien et Sainte Anne, humbles statues de chêne posées de part et d’autre d’un grand Christ en Croix, sur un autel où brûlent les trois bougies d’un chandelier d’argent. Ces trois personnages proviennent de l’Abbaye d’Orval, « des sculptures très spéciales » a dit le Père Abbé, qu’un inconnu a déposées en offrande auprès de la fontaine Mathilde, deux ans plus tôt. Saint Sébastien semble vouloir parler, main gauche levée, le corps percé de flèches et le visage déjeté, comme s’il tendait l’oreille aux requêtes de cette belle dame. Soldat romain sous Dioclétien, il osa prendre la défense des chrétiens, lors des persécutions du 3e siècle, et le paya de sa vie. Criblé de traits meurtriers, il fut achevé à coup de bâtons ; on ne badinait pas avec les ordres des dictateurs, déjà en ce temps-là ! Ce saint martyr, très populaire dans les campagnes ardennaises, est invoqué pour lutter contre les épidémies, et particulièrement la variole, laquelle semble planter des centaines de flèches invisibles dans le corps des malades !

La statue de Sainte Anne, quant à elle, jette un regard perplexe sur ce couple seigneurial curieusement assorti : cet ombrageux sanglier ardennais et sa gente dame flamande « van Liefvelt », dont le nom pourrait se traduire en « champ d’amour ». Jean de Cobreville n’est portant guère homme à cultiver un quelconque champ, plutôt à le défoncer à grands coups de boutoir, de son groin agressif… Marie van Liefvelt aime particulièrement Sainte Anne, Maman de la Vierge Marie, sans doute parce que sa propre mère se nomme Anne Smets ! Sainte Anne tient compagnie à Saint Sébastien et apporte une touche de tendresse familiale à l’aura implacable de la Sainte-Croix. Au pays de Jésus, « Anne » (Hannah en hébreu) signifie « faveur », « grâce », a-t-elle expliqué à son mari ; or, la devise des « de Cobreville » n’est autre que « Deo Favente » (« À la grâce de Dieu »), terrible cri de guerre des Croisés lorsqu’ils pourfendaient sans pitié les ennemis de la Chrétienté.

Marie prie en silence, nullement troublée par les toussotements exaspérés de son mari. Ses incantations éperdues réchauffent la sombre froideur de la crypte et montent tout droit vers le Ciel. Elle implore Sainte Anne de protéger sa fille Louise et son fils Christophe, contre les horreurs de la vie et la bestialité du monde. Elle adjure Saint Sébastien de défendre sa chapelle et son château contre les flammes de l’enfer, de préserver sa famille et ses gens, dans cette vallée de larmes où rôdent les épidémies et les ennemis de la Sainte-Croix.

Jean de Cobreville se lève bruyamment et quitte la chapelle. Marie van Liefvelt le suit, résignée. Elle jette un dernier coup d’œil en arrière et sursaute, captivée par les jeux de lumière projetés par les chandelles sur les visages burinés d’Anne et Sébastien, aux regards devenus curieusement humains, compatissants, réconfortants. Rassérénée, la Dame de Cobreville s’empresse derrière son époux ; elle sait désormais qu’elle peut compter sur la sainte protection des deux statues magiques.

Messe de la Nativité, 25 décembre 1607…

La chapelle castrale du château de Cobreville vibre de prières latines et scintille de mille feux ! Le chapelain, tout de blanc vêtu, célèbre sa première messe de Minuit en ces lieux, affichant une sobriété pieuse, selon la volonté de la douairière, Marie van Liefvelt. La chapelle a été consacrée le jour de la Sainte-Catherine, vingt-cinq années après sa fondation. Les seigneurs de Cobreville et leurs descendants ont désormais le droit inaliénable d’y faire célébrer le culte. Marie, dressée dignement au premier rang, est entourée de sa famille et de quelques domestiques. Longue robe et capeline, elle porte l’attifet, coiffe qui dessine un cœur au-dessus de son visage et marque le veuvage, ou le deuil d’un enfant. Son visage hiératique exprime sa détermination, teintée d’une ombre de tristesse. Dans son esprit, les souvenirs trottent à l’amble, comme sa jument qu’elle monte en amazone : gauche-droite, droite-gauche, joies-douleurs, douleurs-joies.

Beaucoup d’eau a coulé au pied du château depuis son arrivée en Ardenne ! Lors de son mariage, elle était belle et tout lui souriait. Ses sept enfants, sa chère petite chapelle, son formidable mari, ont empli sa vie de fierté et de bonheur. Mais le destin guettait… En 1597, Jean de Cobreville, qu’elle croyait indestructible, a été rappelé par Dieu en quelques journées, terrassé par une colique du miserere. Sept ans plus tard, son fils aîné Christophe a été tué en Flandres, dans un combat indigne, une guerre religieuse où se déchirent les catholiques et les protestants depuis des décennies… Ce conflit meurtrier a mis les Provinces Unies à feu et à sang ; les Archiducs Albert et Isabelle éprouvent mille peines à rétablir la paix et mater les rebelles.

Le siècle nouveau a vu les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse déferler sur le Duché de Luxembourg : Guerre, Famine, Contagion, Mort ! En novembre 1602, puis en février1604, des bandes armées hollandaises protestantes sont descendues vers Arlon et Bastogne, afin d’assouvir leurs vengeances, après des massacres perpétrés chez eux par les catholiques. Les « gueux » ont mis le pays en coupe réglée, pillé et brûlé des villages entiers, profané les églises ! Les Archiducs ont envoyé une armée de secours, dont les soudards ont à leur tour commis les pires atrocités sur le pauvre peuple. Le château de Cobreville a été trois fois saccagé, et Marie van Liefvelt a payé des rançons exorbitantes pour sauver sa vie, celle de ses enfants et de ses serviteurs ! Curieusement, ou plutôt miraculeusement, la petite chapelle castrale n’a subi aucun dommage, si ce n’est un départ de feu en 1602, qui s’est mystérieusement éteint de lui-même sans rien abîmer…

Beaucoup trop de pauvres gens ont péri ! La violence, la misère, la faim, la maladie n’ont épargné personne. Par vagues successives, plusieurs épidémies ont noyé la région de malheurs : diphtérie, variole, puis en 1606, une étrange infection de la gorge et des poumons, extrêmement contagieuse et très meurtrière chez les personnes âgées. Pour conjurer ces punitions venues du Ciel, les malheureux Ardennais sont bien désarmés ! Il ne leur reste que les prières, et la foi en leurs Saints protecteurs : Saint Roch et son chien, la Vierge Marie, sans oublier Saint Sébastien, protecteur du château. Durant ces années ô combien difficiles, la Dame de Cobreville est venue très souvent de recueillir dans sa petite chapelle et prier la Sainte-Croix, Anne et Sébastien.

Au village, et dans les alentours, une sorte de légende est née. La chapelle castrale, épargnée par les flammes et le vandalisme des Hollandais, serait-elle protégée par les Saints qu’elle abrite ? Aucun habitant du château n’est mort de maladie en ces horribles années : Saint Sébastien n’est-il pas un solide rempart contre la contagion ? Discrètement, afin de ne pas importuner la Bonne Dame, les paysans déposent des bouquets de fleurs en été, font brûler des cierges en hiver. Les modestes statuettes de chêne ont acquis une aura surnaturelle bienveillante, qui console et apaise ceux qui viennent les prier.

En cette veillée de Noël 1607, Marie van Liefvelt est bien consciente du rôle sacré des « habitants » de sa petite chapelle, laquelle faisait tant rire son mari, et hausser ses épaules, vingt-cinq années plus tôt. En cette nuit merveilleuse, accoudée à son prie-Dieu, elle prie pour ses enfants, et tous les descendants de sa lignée. Puissent-ils vaincre leurs démons et gagner leur Paradis, inspirés par Sainte Anne et Saint Sébastien… Ceux-ci luisent étrangement, et leur ombre au plafond est immense, sous les petites flammes mouvantes des dizaines de bougies disposées à leurs pieds.

289 années plus tard, 24 décembre 1896 : « On ne brûle pas le Bon Dieu ! »

Un grand feu crépite au centre du jardin du château-ferme de Cobreville, alimenté par les poutres et les bardeaux vermoulus de la vieille tour carrée. Celle-ci n’est plus qu’un amas de gravats mêlés de neige, hérissés de madriers et de planches ; d’informes bouts de bois jonchent le sol. Trois maçons trépignent sur place et tendent les mains vers les flammes pour se réchauffer, la tête rentrée dans les épaules. Depuis deux jours, ils dégagent les restes écroulés de l’antique chapelle castrale, laquelle constitue la dernière relique du vieux château de Cobreville, abattu et reconstruit en exploitation agricole durant les années 1856-57. Seule la chapelle a été conservée, depuis quarante ans, à la demande des habitants de la localité. Mais l’abbé Rigeaud a décidé de faire enlever cette ruine, et d’édifier ailleurs un bel oratoire dédié à Saint Donat.

Les maçons s’impatientent :

– Alors, il vient ou quoi, le curé ? On n’a pas que ça à faire, nous autres. Allez, Félicien, on continue !

– Non, on ne peut pas jeter tout ça au feu. Il y a des saintes reliques. On ne brûle pas le Bon Dieu, tout de même ! Ah, tenez, le voilà.

Un vélo s’approche, soutane au vent mouchetée de flocons. Le prêtre a l’air furieux ; son visage cramoisi exprime une vive contrariété :

– J’ai dû interrompre les confessions de Noël ! Allez, c’est quoi cette histoire ? Nettoyez-moi tout cela, l’autel est désacralisé depuis plus de cinquante ans. Il n’y a plus rien de saint dans ces vieux bouts de bois !

Joignant le geste à la parole, l’homme en noir ramasse des bûches souillées de boue et les lance dans le brasier. Félicien ne l’entend pas de cette oreille et s’interpose devant le feu. Court et râblé, le front bombé et le menton volontaire, ses yeux bleus brillent d’indignation quand il s’exclame :

– Vous venez de jeter un bras de Jésus, une veille de Noël ! On ne brûle pas le Bon Dieu, Monsieur le Curé. Je vais sauver les statues et les reprendre chez moi !

L’abbé n’ose pas le contrarier et s’éloigne, vaincu. Il n’a jamais aimé ce petit homme aussi large que haut, son regard intimidant ; de plus, il est gaucher : la main du diable ! Son épouse Mélanie, par contre, est une brave paysanne, pieuse et soumise. Il l’a entendue tantôt en confession. Ces Ardennais sont de fidèles catholiques, mais ils ont gardé cette indécrottable fascination pour les reliques, statues, croix, fontaines sacrées, arbres, rochers remarquables. Saint Hubert, Saint Roch, Éloi, Martin, Joseph, Remy, Lambert… : leur galerie hagiographique est aussi longue qu’un jour sans vin ! Au fond, ce sont des idolâtres, des païens superstitieux, fulmine-t-il en pédalant vers son église.

De son côté, Félicien s’active dans les décombres, à la recherche des statues. Sa mère lui a souvent parlé de Sainte Anne et de Saint Sébastien, de leur légende fabuleuse, oubliée au fil des siècles, de la chapelle castrale où tant de gens malheureux sont venus se réconforter dans des prières ! L’histoire des Seigneurs de Cobreville fait partie de ces mythes merveilleux, contés au coin du feu lors des interminables soirées d’hiver. Jean de Cobreville, Marie de Liefvelt la Bonne Dame, les heurs et malheurs des temps jadis, la lente décadence de leur lignée au fil des générations… Et voilà qu’aujourd’hui, on lui ordonne de réduire en cendres les derniers vestiges ! Pas question !

Ses deux compagnons fouillent avec lui. Ils dégagent la grande dalle de l’autel, fendue en trois parties qui se chevauchent et forment une sorte d’abri où sont glissés deux blocs de bois, enfoncés dans la marne boueuse et collés l’un à l’autre. Ce sont Anne et Sébastien, emmaillotés dans une gangue d’argile qui semble les avoir préservés. Les trois hommes s’arc-boutent ensemble pour soulever délicatement les pierres. Ils découvrent aussi la Sainte-Croix, brisée en menus morceaux, mais dont le Christ est quasi indemne, si ce n’est un bras déjà jeté au feu…

Félicien s’empare religieusement des trois statues et remonte chez lui, à deux cents mètres de là. C’est un colosse, et son précieux fardeau pèse le poids d’une plume sur son cœur réjoui. Mélanie est toute surprise de le voir arriver, les bras ainsi chargés de ces paquets boueux. Elle saute de joie quand il lui explique sa mésaventure. Ignorant le froid et la neige, les deux époux tirent au puits de grands seaux d’eau et entreprennent de nettoyer les statues avec mille précautions, aidés bientôt par leurs enfants, et même les grands-parents ! Une fois débarrassés de leurs souillures, les deux Saints et le Christ manchot ne payent pas de mine. Leur attitude modeste et naïve n’a rien de spectaculaire, mais leurs nouveaux protecteurs en sont très fiers. Ils ne vont pas les exposer bien en vue, ni se vanter partout de leur sauvetage. Félicien a d’ailleurs recommandé aux deux autres maçons de ne rien dire de l’altercation, pour ne pas froisser le curé, et quand le « Gros » demande quelque chose, personne n’ose lui désobéir…

Mélanie a placé les statues dans un coin de la bonne pièce, loin de poêle à bois, afin qu’elles ne sèchent trop vite au risque de se fendiller. Leur maison n’est pas grande, où doit-elle les placer pour qu’ils soient en lieu sûr ? Le soir, en grimpant l’étroit escalier en colimaçon, elle avise la soupente, où elle range des couvertures en été. Ce sera parfait ! Toute la famille pourra les saluer chaque soir en montant dormir, et chaque matin au réveil ! Elle va tricoter une couverture de laine, en tapisser l’alcôve. Jésus, Anne et Sébastien méritent tout de même un peu de confort !

13 août 1914, Cobreville… L’orage de feu.

Un soleil radieux conquiert très vite le ciel sans nuage, ce matin-là ! Les chaleurs moites de la canicule pèsent déjà sur Cobreville. Très tôt, les hommes sont partis aux champs, pour faucher l’avoine et la mettre en gerbes. Tout le monde est inquiet, car une sombre menace plane au-dessus de leurs têtes depuis la nuit du 31 juillet, quand le tocsin a réveillé la population ! C’est la guerre ! Les soldats ardennais mobilisés sont partis défendre les forts de Liège, laissant leur région sans défense. Depuis le 4 août, la cavalerie prussienne mène des incursions de reconnaissance, imitée de l’autre côté par les dragons français, très mobiles. Le ciel est lourd de menaces !

Le 11 août, la 5e Division de Cavalerie allemande a investi la région. Les cuirassiers, uhlans, hussards, dragons, chasseurs à cheval, ont pénétré dans les villages et se sont emparés brutalement des fourrages pour leurs chevaux. Ils sont obsédés par les « franks-tireurs », et de nombreux drames se sont joués dans les villages voisins de Cobreville. Une localité a été incendiée, six hommes fusillés, pour un coup de feu perdu, venu sans doute de leur propre troupe ! Le 12 août, la 5e DC est partie vers Saint-Hubert, laissant derrière elle quelques sentinelles pour garder les malades et soigner des chevaux fatigués.

Ce 13 août, le ciel serein pèse bien lourd sur les épaules des moissonneurs ! Les dizeaux d’avoine s’alignent dans les champs comme une armée à la parade, bien inoffensive celle-là ! Soudain, vers quinze heures, un nuage de poussière signale l’arrivée d’un groupe de cavaliers. Au bout de leurs lances flottent des cocardes vertes et noires. Ce sont des éclaireurs du 6e Uhlan de Leipzig, des Saxons ! Ils portent un drôle de casque aplati et montent de très grands chevaux, rouans pour la plupart, fins et racés. Les cavaliers, au nombre d’une vingtaine, ne semblent pas vraiment redoutables, plutôt joyeux, exaltés et pris de boisson, car ils viennent de vider une cave de vin, chez un curé du village voisin. Ce sont de nouvelles recrues, de jeunes chiens fous, fanatisés à mort, ivres de fatigue et d’alcool. L’officier demande sa route à un paysan occupé à faucher ; celui-ci se croit bien malin et leur indique une mauvaise direction pour les dévoyer ! Sans le savoir, il les a précipités vers une compagnie de dragons français qui viennent à leur rencontre. Ceux-ci, à quatre cents mètres de là, ont repéré les oriflammes des uhlans, et se sont cachés derrière un bosquet. Ils mettent un genou à terre et tirent une salve de coups de feu, puis ils remontent en selle, la cigarette aux lèvres, et partent s’embusquer tranquillement derrière l’église de Nives, village jumeau de Cobreville.

Les lanciers saxons sont surpris par ces balles qui sifflent au-dessus de leurs têtes, sans blesser personne. Les chevaux se cabrent, et deux cavaliers manquent d’être désarçonnés. La petite troupe s’enfuit, puis fait rapidement volte-face, pour charger toutes lances pointées en avant, en beuglant « franks-tireurs », « frank-tireurs » ! Les fermiers et leurs familles, épouvantés, voient arriver sur eux une meute de fauves fous furieux. Des ordres gutturaux fusent, et les cavaliers se déploient en éventail ; ils ont dans leurs fontes de grosses pastilles incendiaires de métaldéhyde, qu’ils allument au briquet et jettent dans les maisons et sur les toits des granges, pour débusquer leurs assaillants. Bientôt, les fermes de Cobreville commencent à flamber, l’une après l’autre ! Un brave père de famille se précipite pour sauver ses enfants des flammes ; il est cueilli dans sa course par une balle mortelle, en pleine poitrine !

Les uhlans, aveuglés par la rage, poursuivent leur traque insensée à la recherche des « franks-tireurs ». Les maisons sont incendiées ; les femmes et les enfants sortent en levant les mains. Arrivés devant chez Félicien et Mélanie, les Saxons marquent un temps d’arrêt : trois plaquettes incendiaires lancées sur le toit ont fait long feu, mystérieusement ; deux autres, jetées par une lucarne, sont tombées l’une dans la caboulée humide du bac des cochons, l’autre dans un seau d’eau pour les poules ; le briquet d’un sixième cavalier ne fonctionne plus. Que se passe-t-il ? Cette situation les sidère : voilà une maison qui ne veut pas brûler ! Mélanie et Félicien, alertés par tout ce remue-ménage, se sont précipités au-dehors vers les cavaliers pour les empêcher d’incendier leur ferme. Ahuris par ces gens qui gesticulent et ne semblent pas les craindre, les uhlans épaulent leurs fusils, prêts à tirer, quand ils voient soudain courir dans leur direction une femme d’âge mûr et deux tout jeunes soldats allemands. C’est une Luxembourgeoise de passage, accompagnée de deux éclopés de la 5e DC prussienne, qu’elle héberge et soigne dans sa roulotte, garée dans un pré de Félicien. La dame et les deux Prussiens expliquent aux uhlans leur méprise, l’origine des coups de feu, et montrent du doigt la direction dans laquelle se sont enfuis les dragons français.

Interloqués, les lanciers saxons se concertent, puis se lancent à bride abattue sur les traces des Français. À Nives, ils brûlent encore quatre maisons, avant de prendre en chasse les « vaillants » cavaliers empanachés, qui ne sont même pas venus défendre les villageois ! L’orage de feu a duré moins d’une demi-heure, mais les dégâts sont considérables : un civil tué, deux blessés graves, douze maisons incendiées, des dizaines de meules consumées ! Mélanie et Félicien se regardent, ahuris… Le dessus de Cobreville est en flammes ; une épaisse fumée se dégage des meules incendiées, mêlée de cendres et d’escarbilles, comme des petits volcans en éruption ! En pleine après-midi, le soleil peine à percer l’immense nuée chargée de suie, visible à des dizaines de kilomètres à la ronde.

Dans une atmosphère de fin du monde, les villageois errent comme des âmes en peine, à la recherche de leurs proches. Appels déchirants, pleurs, prières : tout est désolation dans cet immense brasier. Félicien est médusé : sa ferme n’a pas subi la moindre destruction ; l’orage de feu s’est arrêté pile chez lui ! Le fond de Cobreville est indemne, et les gens accourent pour prêter main-forte à leurs parents et amis sinistrés. Mélanie pleure et prie, elle est rentrée à l’intérieur et s’est agenouillée sur une marche de l’escalier, au pied des trois petites statues de la chapelle castrale, qui semblent sourire dans leur encoignure. Elle en est persuadée : Sainte Anne, Saint Sébastien et le Christ manchot ont protégé sa maison, pour récompenser Félicien de les avoir sauvés des flammes en 1896 !

Jour de Noël 1944… La percée Abrams

Huit heures trente, Vaux-lez-Rosières.

Il a gelé très dur, en cette nuit de Noël. De part et d’autre de la route Neufchâteau-Bastogne, des dizaines de tanks et de halftracks frappés d’une grande étoile blanche ronronnent bruyamment. Des centaines de GI’s sautillent sur place pour se réchauffer, après avoir bu de nombreuses tasses de café. Ils n’ont pas dormi depuis 24 heures, et parcouru 100 kilomètres de routes verglacées durant la nuit de Noël, dans un total inconfort, depuis Bigonville au Grand-Duché, pour switcher vers l’ouest, sur le flanc sud du saillant des Ardennes. Ce sont des hommes du « Combat Command » R de la 4e Division Blindée de Patton. Depuis cinq longues journées meurtrières, la 4eDB essaye de rompre l’encerclement de Bastogne, sans succès. Les Allemands les surnomment « les bouchers d’Eisenhower », mais ceux-ci n’ont pu faire honneur à leur réputation, bloqués par des gamins de 14-16 ans pour la plupart, des chiens de guerre « Hitlerjügends » enrôlés dans la 5e Division Para allemande.

Le bataillon de chars est commandé par le lieutenant-colonel Creighton Abrams. Ses Sherman « Jumbo », aux blindages renforcés, sont lourdement armés. Les bataillons de l’artillerie divisionnaire sont disposés dans un vaste arc de cercle, depuis Martelange jusque Vaux-lez-Rosières : 13 batteries d’obusiers de 155 mm, soit plus de 70 bouches à feu, qu’il suffit d’appeler pour obtenir un bombardement d’appui ciblé ! De plus, des chasseurs bombardiers (Thunderbolts P47 et Lightnings) peuvent être appelés en renfort pour soutenir leurs attaques, le cas échéant. Abrams a pour mission de foncer vers Bastogne, de suivre la crête des hauts-plateaux ardennais, pour protéger le flanc ouest des autres groupes de combat de la 4e DB.

Une tornade de feu et d’acier va bientôt s’abattre sur les villages de Haute-Sûre : Rosières, Nives, Cobreville et Remoiville ! La plupart des civils se sont réfugiés dans des caves et des étables, depuis le retour des Allemands le 21 décembre. Ceux-ci ont disposé un chapelet de petites positions fortes, solidement ancrées aux points de passages importants vers Bastogne, au cœur des villages, dans les forêts d’épicéas, sous des haies vives dans le bocage ardennais.

À Cobreville, plusieurs familles sont venues se mettre à l’abri chez Félicien et Mélanie ! Aux yeux de tous, c’est une maison protégée par la Divine Providence et par ses Saints, depuis les événements du 13 août 1914. Seulement voilà, les statuettes ne sont plus là ! En 1938, le nouveau curé, l’Abbé Huet, a entendu parler de l’étrange miracle de 14-18 et de la légende de ces reliques. Ces statuettes extraordinaires, selon lui, méritaient beaucoup mieux que la soupente d’un plafond de grenier ! Il a donc demandé de les récupérer, afin de les exposer à l’église de Nives. Félicien, devenu bien vieux, n’a pas osé cette fois s’interposer… Sainte Anne et Saint Sébastien ont désormais une place en vue sur un mur latéral de la grande église, de part et d’autre de leur Christ, auquel on a « rendu » une belle croix et sculpté un bras artificiel. Qu’à cela ne tienne, les réfugiés de Cobreville ont confiance en Anne et Sébastien, qui sauront protéger à distance leur cachette !

Neuf heures. Les 30 Sherman et les 40 Halftracks chargés de GI’s se lancent dans leur infernale chevauchée. Ils foncent sur la Grand-Route sans rencontrer de résistance, et décident d’obliquer pour éviter de traverser une forêt. Arrivé sur les hauteurs de Nives et Cobreville, le colonel Abrams demande à l’artillerie divisionnaire un bombardement « target on time », digne du Mur de l’Atlantique, avant de foncer à travers champs pour prendre l’ennemi en tenaille, faisant feu de tous ses canons et mitrailleuses. C’est la méthode Patton…

En quelques minutes, le cœur de Nives est dévasté par des centaines d’explosions ; des dizaines de maisons sont réduites en décombres fumants. Miraculeusement, placée au centre de ce champ de ruines, l’église n’a subi aucun impact d’obus, expédiés pourtant depuis des batteries postées à plus de dix kilomètres ! C’est extraordinaire ! Comme si une coupole placée au-dessus de son clocher avait dévié les tirs ! Quelques vitraux ont volé en éclat, et c’est tout. Les Saints de la chapelle castrale auraient-ils préservé leur nouvelle demeure ? À Cobreville, la ferme de Félicien et Mélanie, elle non plus, n’a subi aucun dommage, si ce n’est une grenade, lancée par la fenêtre de la cuisine par un GI trop zélé, et qui a explosé sous le vaisselier sans blesser personne.

Creighton Abrams et sa troupe font de nombreux prisonniers allemands et continuent leur folle percée vers Bastogne. Ils conquièrent Remoiville dans l’après-midi, semant la mort et la destruction dans leur sillage ; le lendemain soir, 26 décembre, les chars Sherman « Cobra King » effectuent enfin la jonction avec les troupes de Bastogne encerclées. Les voilà devenus des héros, dont on chantera les exploits durant des générations ! Des patronymes inoubliables : Eisenhower, Patton, Gaffey, Mac Auliffe, Abrams, Boggess…

Les noms des victimes civiles de toutes les guerres restent, quant à eux, enfouis dans le plus profond anonymat. Des petites statues de la chapelle de Cobreville, personne ne parle non plus, au grand jamais. Désirent-elles la célébrité ? Certainement pas ! Elles existent bel et bien, et leur histoire est véridique. Elles ont accompagné et façonné l’histoire de ce petit coin d’Ardenne, bousculé par les guerres, les épidémies, les famines ; une Ardenne pourtant toujours debout, à l’image de ses Saints familiers, humbles et naïfs, protecteurs des gens qui ont placé en eux leur confiance.

Ghislain, le sculpteur des statuettes enchantées, le savait avant tout autre : le Temps est éternel, la Foi est éternelle…

Marc Assin

La Une

Dans le cochon, tout est vraiment bon!

Voix de la terre Depuis plusieurs mois, ça parle beaucoup de cochon à la maison. Et pour cause : 2 € la tranche de jambon cuit au comptoir des boucheries. Mais depuis quand la viande de porc est-elle devenue aussi chère que ça ? On est évidemment tous au courant que le prix de la viande a augmenté mais tout de même, ça ne choque que moi ce prix ? Surtout que, nous en conviendrons tous, le cochon a quand même quelques galons en moins que le bœuf Wangyu.
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