le Bon Dieu ! »

Noël 1570, forêt de Florenville… Les doigts de Dieu
Ghislain s’est assis sur un rocher pour se reposer ; ses vingt ans sont bien loin, quand il pouvait courir des lieues sans s’essouffler… Son cœur cogne à tout rompre dans sa poitrine et ses jambes flageolent de fatigue, après avoir grimpé le raidillon encombré de broussailles et de ronces entrelacées. Pourtant, il ne songe pas un instant à renoncer : cet arbre, il faut qu’il le retrouve, absolument ! Le doigt de Dieu l’a désigné clairement. La nuit dernière, veille de la Nativité, la foudre a frappé la colline des Moines : une longue fourche en zigzag, aux trois dents de feu, griffant l’horizon d’un crucifix inversé ! L’image éblouissante est restée longtemps imprimée sur les rétines du vieux sabotier. Personne ne l’a vue, à part lui… Tous les autres étaient déjà à l’intérieur de l’église de Florenville ; ils priaient, ou murmuraient entre eux, ou s’assoupissaient déjà, en écoutant d’une oreille distraite les premières notes des chants latins de la Messe de Minuit.
Ghislain était en retard : il avait travaillé tard à son atelier d’ébéniste, pour achever une commande des moines d’Orval, et s’était endormi à la veillée, assis au coin de l’âtre. La sonnerie des cloches l’avait réveillé en sursaut, en plein rêve étrange. L’esprit encore engourdi, il se hâtait vers l’église lorsqu’un lointain grondement avait attiré son regard vers la cuesta, vaste et immense talus barrant l’horizon. « Tonnerre en décembre, Noël de cendres ! », avait-il songé. Puis cet éclair formidable avait jailli du sombre firmament pour marquer la colline d’une croix de feu ! Comme dans son rêve ! Au cours de celui-ci, il errait dans la forêt à la recherche d’un arbre pour sabots. La foudre avait désigné un chêne, mais celui-ci était habité par des statues de saints ! Sainte Anne et Saint Sébastien, ainsi qu’un Christ en Croix !
Ce jour de Noël, assis sur sa racine, Ghislain repasse l’étrange songe de la veille dans sa tête, encore et encore. L’arbre l’appelle : il doit le retrouver ! Où se trouve-t-il ? Le vieux sabotier-sculpteur ferme les yeux et prie, puis se remet en route, appuyé sur son bâton de coudrier. Il longe la crête de la cuesta, où les hêtres en futaie ont bâti une cathédrale monumentale, aux piliers innombrables. Tout petit et perdu comme un enfant, il arpente laborieusement la forêt, franchit un mur de rochers et découvre enfin une combe arrondie où cinq hêtres suppliciés sont fendus de bas en haut, leurs branches éparpillées et déchiquetées par la foudre. Ils entourent un chêne de plus petite taille, absolument indemne, et semblent lui former une couronne ! Ému aux larmes, le vieil homme s’approche et pose sa joue contre le tronc rugueux.
Il les entend parler ; ils sont là, qui lui demandent de les libérer ! Anne, Sébastien et Jésus. Il ne peut les abandonner !
Demain, Ghislain reviendra avec plusieurs bûcherons pour couper le chêne enchanté. Ils emporteront le tronc, et le vieil homme pourra sculpter les statues, dès que le bois sera sec, d’ici quatre ou cinq ans. Le sabotier n’est pas pressé. Pour lui, le temps est éternel, la Foi en Dieu et en ses Saints est éternelle…
Nativité 1582, Chapelle castrale du château de Cobreville…
Agenouillé au côté de sa magnifique et richissime épouse Marie van Liefvelt, Jean de Cobreville jubile et soupire d’aise. Nul besoin pour lui de s’abîmer en prières contemplatives, à l’égal de sa douce moitié… Grand Prévôt d’Ardenne à 33 ans, capitaine de 200 arquebusiers à cheval dans l’armée du Duché de Luxembourg, il a banni de son vocabulaire le mot « humilité » et porte son orgueil en oriflamme. Sa douce Marie veille sur le salut de son âme trop vorace ; pétrie de piété, la Bonne Dame pratique sa foi chrétienne avec zèle et constance. Son guerrier d’époux a dû rendre les armes, devant son désir insistant d’édifier une chapelle dans la tour d’angle située au soleil levant, au coin de la façade sud de leur nouveau château.
Rusé, opportuniste et insatiable, Jean de Cobreville est sans conteste l’homme le plus puissant du Plateau de Haute-Sûre. Selon son désir, sa chapelle castrale a été dédicacée à la Sainte-Croix. Il entend ainsi faire honneur à l’ancêtre fondateur de sa dynastie, un Croisé anobli et doté du franc-alleu de Cobreville par Frédéric Barberousse, empereur du Saint-Empire Germanique, lors de la troisième Croisade en 1190. Une pierre sculptée du blason de Cobreville rappelle en langage héraldique les hauts faits d’armes de ce lointain aïeul, un Chevalier Croisé au cœur pur et à la dent dure, parti combattre les Infidèles et massacrer des disciples de Mahomet pour libérer le Tombeau du Christ.
Accoudée sur son prie-dieu, Marie van Liefvelt a posé son front sur ses mains jointes. Sa prière fervente monte vers Saint Sébastien et Sainte Anne, humbles statues de chêne posées de part et d’autre d’un grand Christ en Croix, sur un autel où brûlent les trois bougies d’un chandelier d’argent. Ces trois personnages proviennent de l’Abbaye d’Orval, « des sculptures très spéciales » a dit le Père Abbé, qu’un inconnu a déposées en offrande auprès de la fontaine Mathilde, deux ans plus tôt. Saint Sébastien semble vouloir parler, main gauche levée, le corps percé de flèches et le visage déjeté, comme s’il tendait l’oreille aux requêtes de cette belle dame. Soldat romain sous Dioclétien, il osa prendre la défense des chrétiens, lors des persécutions du 3e siècle, et le paya de sa vie. Criblé de traits meurtriers, il fut achevé à coup de bâtons ; on ne badinait pas avec les ordres des dictateurs, déjà en ce temps-là ! Ce saint martyr, très populaire dans les campagnes ardennaises, est invoqué pour lutter contre les épidémies, et particulièrement la variole, laquelle semble planter des centaines de flèches invisibles dans le corps des malades !
La statue de Sainte Anne, quant à elle, jette un regard perplexe sur ce couple seigneurial curieusement assorti : cet ombrageux sanglier ardennais et sa gente dame flamande « van Liefvelt », dont le nom pourrait se traduire en « champ d’amour ». Jean de Cobreville n’est portant guère homme à cultiver un quelconque champ, plutôt à le défoncer à grands coups de boutoir, de son groin agressif… Marie van Liefvelt aime particulièrement Sainte Anne, Maman de la Vierge Marie, sans doute parce que sa propre mère se nomme Anne Smets ! Sainte Anne tient compagnie à Saint Sébastien et apporte une touche de tendresse familiale à l’aura implacable de la Sainte-Croix. Au pays de Jésus, « Anne » (Hannah en hébreu) signifie « faveur », « grâce », a-t-
Jean de Cobreville se lève bruyamment et quitte la chapelle. Marie van Liefvelt le suit, résignée. Elle jette un dernier coup d’œil en arrière et sursaute, captivée par les jeux de lumière projetés par les chandelles sur les visages burinés d’Anne et Sébastien, aux regards devenus curieusement humains, compatissants, réconfortants. Rassérénée, la Dame de Cobreville s’empresse derrière son époux ; elle sait désormais qu’elle peut compter sur la sainte protection des deux statues magiques.
Messe de la Nativité, 25 décembre 1607…
La chapelle castrale du château de Cobreville vibre de prières latines et scintille de mille feux ! Le chapelain, tout de blanc vêtu, célèbre sa première messe de Minuit en ces lieux, affichant une sobriété pieuse, selon la volonté de la douairière, Marie van Liefvelt. La chapelle a été consacrée le jour de la Sainte-Catherine, vingt-cinq années après sa fondation. Les seigneurs de Cobreville et leurs descendants ont désormais le droit inaliénable d’y faire célébrer le culte. Marie, dressée dignement au premier rang, est entourée de sa famille et de quelques domestiques. Longue robe et capeline, elle porte l’attifet, coiffe qui dessine un cœur au-dessus de son visage et marque le veuvage, ou le deuil d’un enfant. Son visage hiératique exprime sa détermination, teintée d’une ombre de tristesse. Dans son esprit, les souvenirs trottent à l’amble, comme sa jument qu’elle monte en amazone : gauche-droite, droite-gauche, joies-douleurs, douleurs-joies.
Beaucoup d’eau a coulé au pied du château depuis son arrivée en Ardenne ! Lors de son mariage, elle était belle et tout lui souriait. Ses sept enfants, sa chère petite chapelle, son formidable mari, ont empli sa vie de fierté et de bonheur. Mais le destin guettait… En 1597, Jean de Cobreville, qu’elle croyait indestructible, a été rappelé par Dieu en quelques journées, terrassé par une colique du miserere. Sept ans plus tard, son fils aîné Christophe a été tué en Flandres, dans un combat indigne, une guerre religieuse où se déchirent les catholiques et les protestants depuis des décennies… Ce conflit meurtrier a mis les Provinces Unies à feu et à sang ; les Archiducs Albert et Isabelle éprouvent mille peines à rétablir la paix et mater les rebelles.
Le siècle nouveau a vu les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse déferler sur le Duché de Luxembourg : Guerre, Famine, Contagion, Mort ! En novembre 1602, puis en février1604, des bandes armées hollandaises protestantes sont descendues vers Arlon et Bastogne, afin d’assouvir leurs vengeances, après des massacres perpétrés chez eux par les catholiques. Les « gueux » ont mis le pays en coupe réglée, pillé et brûlé des villages entiers, profané les églises ! Les Archiducs ont envoyé une armée de secours, dont les soudards ont à leur tour commis les pires atrocités sur le pauvre peuple. Le château de Cobreville a été trois fois saccagé, et Marie van Liefvelt a payé des rançons exorbitantes pour sauver sa vie, celle de ses enfants et de ses serviteurs ! Curieusement, ou plutôt miraculeusement, la petite chapelle castrale n’a subi aucun dommage, si ce n’est un départ de feu en 1602, qui s’est mystérieusement éteint de lui-même sans rien abîmer…
Beaucoup trop de pauvres gens ont péri ! La violence, la misère, la faim, la maladie n’ont épargné personne. Par vagues successives, plusieurs épidémies ont noyé la région de malheurs : diphtérie, variole, puis en 1606, une étrange infection de la gorge et des poumons, extrêmement contagieuse et très meurtrière chez les personnes âgées. Pour conjurer ces punitions venues du Ciel, les malheureux Ardennais sont bien désarmés ! Il ne leur reste que les prières, et la foi en leurs Saints protecteurs : Saint Roch et son chien, la Vierge Marie, sans oublier Saint Sébastien, protecteur du château. Durant ces années ô combien difficiles, la Dame de Cobreville est venue très souvent de recueillir dans sa petite chapelle et prier la Sainte-Croix, Anne et Sébastien.
Au village, et dans les alentours, une sorte de légende est née. La chapelle castrale, épargnée par les flammes et le vandalisme des Hollandais, serait-elle protégée par les Saints qu’elle abrite ? Aucun habitant du château n’est mort de maladie en ces horribles années : Saint Sébastien n’est-il pas un solide rempart contre la contagion ? Discrètement, afin de ne pas importuner la Bonne Dame, les paysans déposent des bouquets de fleurs en été, font brûler des cierges en hiver. Les modestes statuettes de chêne ont acquis une aura surnaturelle bienveillante, qui console et apaise ceux qui viennent les prier.
En cette veillée de Noël 1607, Marie van Liefvelt est bien consciente du rôle sacré des « habitants » de sa petite chapelle, laquelle faisait tant rire son mari, et hausser ses épaules, vingt-cinq années plus tôt. En cette nuit merveilleuse, accoudée à son prie-Dieu, elle prie pour ses enfants, et tous les descendants de sa lignée. Puissent-ils vaincre leurs démons et gagner leur Paradis, inspirés par Sainte Anne et Saint Sébastien… Ceux-ci luisent étrangement, et leur ombre au plafond est immense, sous les petites flammes mouvantes des dizaines de bougies disposées à leurs pieds.
289 années plus tard, 24 décembre 1896 : « On ne brûle pas le Bon Dieu ! »
Un grand feu crépite au centre du jardin du château-ferme de Cobreville, alimenté par les poutres et les bardeaux vermoulus de la vieille tour carrée. Celle-ci n’est plus qu’un amas de gravats mêlés de neige, hérissés de madriers et de planches ; d’informes bouts de bois jonchent le sol. Trois maçons trépignent sur place et tendent les mains vers les flammes pour se réchauffer, la tête rentrée dans les épaules. Depuis deux jours, ils dégagent les restes écroulés de l’antique chapelle castrale, laquelle constitue la dernière relique du vieux château de Cobreville, abattu et reconstruit en exploitation agricole durant les années 1856-57. Seule la chapelle a été conservée, depuis quarante ans, à la demande des habitants de la localité. Mais l’abbé Rigeaud a décidé de faire enlever cette ruine, et d’édifier ailleurs un bel oratoire dédié à Saint Donat.
Les maçons s’impatientent :
– Alors, il vient ou quoi, le curé ? On n’a pas que ça à faire, nous autres. Allez, Félicien, on continue !
– Non, on ne peut pas jeter tout ça au feu. Il y a des saintes reliques. On ne brûle pas le Bon Dieu, tout de même ! Ah, tenez, le voilà.
Un vélo s’approche, soutane au vent mouchetée de flocons. Le prêtre a l’air furieux ; son visage cramoisi exprime une vive contrariété :
Joignant le geste à la parole, l’homme en noir ramasse des bûches souillées de boue et les lance dans le brasier. Félicien ne l’entend pas de cette oreille et s’interpose devant le feu. Court et râblé, le front bombé et le menton volontaire, ses yeux bleus brillent d’indignation quand il s’exclame :
– Vous venez de jeter un bras de Jésus, une veille de Noël ! On ne brûle pas le Bon Dieu, Monsieur le Curé. Je vais sauver les statues et les reprendre chez moi !
L’abbé n’ose pas le contrarier et s’éloigne, vaincu. Il n’a jamais aimé ce petit homme aussi large que haut, son regard intimidant ; de plus, il est gaucher : la main du diable ! Son épouse Mélanie, par contre, est une brave paysanne, pieuse et soumise. Il l’a entendue tantôt en confession. Ces Ardennais sont de fidèles catholiques, mais ils ont gardé cette indécrottable fascination pour les reliques, statues, croix, fontaines sacrées, arbres, rochers remarquables. Saint Hubert, Saint Roch, Éloi, Martin, Joseph, Remy, Lambert… : leur galerie hagiographique est aussi longue qu’un jour sans vin ! Au fond, ce sont des idolâtres, des païens superstitieux, fulmine-t-il en pédalant vers son église.
De son côté, Félicien s’active dans les décombres, à la recherche des statues. Sa mère lui a souvent parlé de Sainte Anne et de Saint Sébastien, de leur légende fabuleuse, oubliée au fil des siècles, de la chapelle castrale où tant de gens malheureux sont venus se réconforter dans des prières ! L’histoire des Seigneurs de Cobreville fait partie de ces mythes merveilleux, contés au coin du feu lors des interminables soirées d’hiver. Jean de Cobreville, Marie de Liefvelt la Bonne Dame, les heurs et malheurs des temps jadis, la lente décadence de leur lignée au fil des générations… Et voilà qu’aujourd’hui, on lui ordonne de réduire en cendres les derniers vestiges ! Pas question !
Ses deux compagnons fouillent avec lui. Ils dégagent la grande dalle de l’autel, fendue en trois parties qui se chevauchent et forment une sorte d’abri où sont glissés deux blocs de bois, enfoncés dans la marne boueuse et collés l’un à l’autre. Ce sont Anne et Sébastien, emmaillotés dans une gangue d’argile qui semble les avoir préservés. Les trois hommes s’arc-boutent ensemble pour soulever délicatement les pierres. Ils découvrent aussi la Sainte-Croix, brisée en menus morceaux, mais dont le Christ est quasi indemne, si ce n’est un bras déjà jeté au feu…
Félicien s’empare religieusement des trois statues et remonte chez lui, à deux cents mètres de là. C’est un colosse, et son précieux fardeau pèse le poids d’une plume sur son cœur réjoui. Mélanie est toute surprise de le voir arriver, les bras ainsi chargés de ces paquets boueux. Elle saute de joie quand il lui explique sa mésaventure. Ignorant le froid et la neige, les deux époux tirent au puits de grands seaux d’eau et entreprennent de nettoyer les statues avec mille précautions, aidés bientôt par leurs enfants, et même les grands-parents ! Une fois débarrassés de leurs souillures, les deux Saints et le Christ manchot ne payent pas de mine. Leur attitude modeste et naïve n’a rien de spectaculaire, mais leurs nouveaux protecteurs en sont très fiers. Ils ne vont pas les exposer bien en vue, ni se vanter partout de leur sauvetage. Félicien a d’ailleurs recommandé aux deux autres maçons de ne rien dire de l’altercation, pour ne pas froisser le curé, et quand le « Gros » demande quelque chose, personne n’ose lui désobéir…
Mélanie a placé les statues dans un coin de la bonne pièce, loin de poêle à bois, afin qu’elles ne sèchent trop vite au risque de se fendiller. Leur maison n’est pas grande, où doit-elle les placer pour qu’ils soient en lieu sûr ? Le soir, en grimpant l’étroit escalier en colimaçon, elle avise la soupente, où elle range des couvertures en été. Ce sera parfait ! Toute la famille pourra les saluer chaque soir en montant dormir, et chaque matin au réveil ! Elle va tricoter une couverture de laine, en tapisser l’alcôve. Jésus, Anne et Sébastien méritent tout de même un peu de confort !
13 août 1914, Cobreville… L’orage de feu.
Jour de Noël 1944… La percée Abrams
Huit heures trente,
