Les agriculteurs mettent les mains dans la terre, sèment les graines, font naître et soignent les animaux, traient les vaches, moissonnent leurs champs et récoltent les denrées cultivées. Ils produisent des aliments bruts, achetés par le maillon suivant, lequel transmettra la marchandise en aval après manipulation et prise de gain, et ainsi de suite jusqu’à la bouche des consommateurs. Les fermiers sont excellents dans leur partie, mais sont mauvais commerçants, et les prix payés pour tous leurs efforts sont minimalistes, honteusement écrasés la plupart du temps.
Dame ! C’est qu’il faut garder une marge de bénéfice pour les acteurs suivants ! Aucun de ceux-ci ne veut perdre le moindre centime, qu’il soit transporteur, transformateur, commerçant ou consommateur ! Chacun a « ses » frais à répercuter, son personnel à rémunérer, ses actionnaires à contenter, ses investissements à amortir, ses taxes et ses contributions à payer, et tout est cher, tellement cher en Belgique et partout ailleurs en Europe !
« Alors, s’il vous plaît, arrêtez de vous plaindre, messieurs les agriculteurs. Et n’invoquez pas encore les risques climatiques, les normes sanitaires et environnementales, les contraintes administratives et ce genre de jérémiades aussi redondantes que ridicules… ». Voilà ce qu’on nous dit, ou nous sous-entend ! Les gens ne se rendent aucunement compte des réalités du terrain agricole. C’est ainsi !
Nous vivons dans un monde cloisonné, où chacun vit sa réalité sans trop chercher à connaître celle des autres secteurs. Nos quotidiens se déroulent dans des milieux différents, selon que l’on soit enseignant, soignant médical, journaliste, artiste, militaire, pompier, policier, ouvrier d’usine, chauffeur routier, commerçant… Les salariés à la vie bien réglée n’imagineraient pas de travailler 70 heures/semaine comme les indépendants ; ceux-ci critiquent à tort les enseignants aux innombrables congés ; les fonctionnaires se déclarent les plus malheureux du monde quand on parle de toucher à leur pension de retraite ; certains politiciens décomplexés de droite, aux confortables revenus, méprisent ouvertement les personnes en difficulté : ces « kékés qui boivent des cara-pils et font grève au lieu de travailler », et les agriculteurs : ces
Chaque clan vit en interne ses réalités et bannit « empathie » de son vocabulaire. On râle, on jalouse, on s’étonne, on se scandalise, mais on ne cherche pas à saisir comment fonctionne l’autre, à mesurer ses efforts et ses difficultés. Les anthropologues et les comportementalistes vous expliqueraient mieux que moi les dynamiques à l’œuvre au sein des groupes humains, lesquels se constituent en noyaux durs ceinturés de lignes de défense, hérissés de redoutes parmi lesquelles l’égocentrisme, le cynisme, le rejet de ceux d’en face. La sphère agroalimentaire, aux multiples modules connectés, n’échappe pas à ce phénomène.
Chaque acteur de ce secteur particulier agit dans son propre intérêt, en considérant les autres partenaires de sa filière comme des alliés obligés, qu’il faut ménager sans se laisser bouffer par eux, un peu comme les équipiers d’un même club de foot, avec ses porteurs d’eau récompensés modestement et ses stars qui raflent le pactole. Se servir des autres, et non les servir. Copains, copines : tous se carabinent !
Les marchands de bêtes et les laiteries ne réalisent pas à quel point il est long et laborieux d’élever un veau, de le faire grandir et grossir pour l’amener à la boucherie ; combien il est fastidieux et chronophage de traire deux fois chaque jour, et 365 jours par année. De même, les transformateurs et les commerces alimentaires s’imaginent sans doute que les pommes de terre et les céréales apparaissent comme par magie dans les champs, que les tanks à lait se remplissent tout seuls, que les taurillons sont un jour subitement gros et gras. Et que dire des consommateurs, à l’autre bout de la filière ?
Ceux-ci, nous pouvons mieux les comprendre, car nous-mêmes faisons nos courses avec nos petits sous, nos petits revenus et notre manie obligée de choisir le moins cher dans les rayons. C’est fou ! Lors des manifestations de janvier 2024, quand les éleveurs râlaient contre les prix bas des produits d’appel et envahissaient certains supermarchés, j’ai surpris l’épouse de l’un d’eux acheter pour sa famille un bon stock de saucisses « 2 + 2 gratuites », dans une grande surface du hard-discount. L’esprit est ardent mais la chair est faible, comme qui dirait… Mais comment agir autrement, quand la bourse est quasi vide ? Il faut bien manger…
Les consommateurs ont devant eux des aliments conditionnés en barquettes plastifiées, en boîtes cartonnées, en berlingots ou en bouteilles qui évoquent le moins du monde la matière première d’origine. Ils voient surtout des prix, et s’évertuent à garder leur budget sous contrôle. Entre un muesli bio à 7€/kg et un premier prix à 2€, le choix ne se discute pas, quand le chiffre du compte en banque frôle la barre du zéro en fin de mois, parfois dès le début… Pour le lait, le pain, la viande, la réflexion des acheteurs s’inspire de la même logique.
Une artisane fromagère m’a livré dernièrement cette réflexion : « J’éprouve mille peines à boucler mes fins de mois, alors que mes produits considérés comme « chers » sont achetés par une clientèle fort aisée. L’énorme ferme très prospère de mon voisin vend ses denrées à l’agro-industrie, laquelle conditionne des aliments bon marché pour le hard-discount. Dès lors, on peut affirmer que les grosses et riches exploitations nourrissent les pauvres, tandis que les pauvres paysans artisans nourrissent les riches consommateurs ! Allez comprendre… ».
Décidément, il s’en passe des choses, d’un bout à l’autre de la filière alimentaire !
