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Quand le bâti devient bâtisses

À l’évocation de « friche industrielle », nous apparaît l’image d’usines abandonnées, de cheminées cyclopéennes, de terrains vagues envahis de ferrailles, embroussaillés et tristes à pleurer. Cette impression de « déjà-vu » m’est venue à l’esprit en longeant les grandes étables abandonnées d’une ferme vidée de ses animaux depuis quelques années seulement. Genêts, jeunes frênes et saules ont déjà colonisé les recoins de la fumière et les abords des silos-couloirs. Des barrières pendent sur leurs gonds et les toitures en fibres-ciment sont constellées de trous, de çà de là. Traînent encore une brouette rouillée et une débouseuse toute déglinguée, des piles de pneus, des monceaux de vieux piquets… Pour le reste, avec un peu d’imagination, on pourrait encore apercevoir le fantôme du fermier au volant d’un gros chargeur articulé, accompagné de son chien, occupé à désiler ou à transporter un ballot de paille.

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Cette « friche agricole » est aussi déprimante que le site de Chertal ou d’autres dans le Pays Noir, des endroits naguère débordants de vie où toute activité a cessé brutalement hier. Des lieux délaissés, oubliés, abandonnés à leur sort, condamnés à s’effondrer lentement sur eux-mêmes, en attendant une réhabilitation hypothétique et fort coûteuse… Notre bâti rural agricole devient bâtisses impotentes, une fois le fermier parti, sans personne pour reprendre le flambeau, dans un monde où tout se réfléchit à court terme, où la culture d’entreprise incite à investir sans cesse dans de nouvelles infrastructures, sans vraiment chercher à recycler ni réparer.

Autrefois, on construisait des fermes destinées à abriter plusieurs générations, à durer des centaines d’années. Au sein du village groupé autour de son église, les maisons étaient plantées « plic-ploc », sans ordre apparent. En fait, le choix de chaque emplacement était dicté par plusieurs facteurs : être à l’abri des vents froids du nord, disposer d’un puits personnel et d’un espace vital autour de sa ferme, suffisamment grand pour être séparé de ses voisins et pour installer un enclos, ainsi qu’un potager. La ferme ardennaise typique était de type monobloc, quadrangulaire, large et trapue, avec en enfilade le corps de logis, l’étable pour les animaux, la grange et la bergerie. Ainsi, lors des hivers des temps anciens, interminables et terriblement rigoureux, les paysans ne mettaient pas le bout du nez au-dehors. Tout le travail était réalisé à l’intérieur de cet espace clos : affouragement, abreuvement, et autres soins. Les murs furent longtemps constitués en torchis, avec un toit de chaume (paille de seigle), matériaux produits et utilisés sur place. À partir du 18e siècle, la pierre de schiste gréseux fut utilisée pour construire les murs, extraite dans les carrières locales. Ces vieilles fermes étaient quasi indestructibles -à moins d’une bombe perdue par nos « amis » américains ou allemands lors de l’Offensive de décembre ’44-. De très beaux spécimens dressent encore fièrement leurs façades ventrues dans quelques rares localités oubliées par l’Histoire.

Les progrès d’après-guerre ont peu à peu relégué ces vieilles fermes au rang d’antiquités, souvent tout juste bonnes à être rasées pour construire du neuf à leur emplacement. Les exploitations agricoles se sont agrandies de manière affolante. Dans les régions d’élevage, d’innombrables étables dites « modernes » ont été bâties depuis les années 1970, afin de répondre à des impératifs de fonctionnalité et de capacité. Ces bâtiments de 30 X 15 m, 40 X 17 m…, construits en charpentes métalliques et toitures en asbeste-ciment, ont aujourd’hui 40, 50 ans, parfois seulement 20 ans avec des emprunts à peine remboursés, mais déjà vides ! La plupart n’ont pas bien vieilli ; ils sont devenus ridiculement petits pour les troupeaux actuels, qui demandent des stabulations libres, de larges couloirs d’alimentation, et des dimensions stupéfiantes si on les compare avec les petites étables de « dans le temps ».

Les fermiers qui ont construit ces bâtiments sont maintenant arrivés à l’heure de la retraite. Neuf dixièmes d’entre eux n’ont pas de successeurs qui pourront continuer à amortir ces étables et hangars. Alors, que faire de ces « bâtisses », somme toute immenses, qui leur ont coûté tant d’efforts et de sacrifices ? Y construire des appartements, ou des gîtes à la ferme, avec le désagrément de voir traîner sans cesse des étrangers autour de chez eux ? L’investissement est conséquent, et le revenu locatif aléatoire et décevant. Louer ces bâtiments à d’autres agriculteurs, à des indépendants, pour « pièce de pain » le plus souvent ? Vendre toute la surface bâtie à des promoteurs immobiliers ? Aucune solution n’est vraiment acceptable et idéale… «  La vieillesse est un naufrage », disait le Général de Gaulle, et les paysans âgés sans successeur assistent impuissants à la décrépitude progressive des bâtiments de leur ferme, sans plus disposer de suffisamment de forces physiques ni de moyens financiers pour entretenir ce qui reste de leur vie, de ce bâti agricole florissant devenu des bâtisses sans âme, des coquilles vides en pleine déréliction…

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