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Et nous alors? Nous sommes toujours là!

Faut-il en rire, ou en pleurer ? De temps à autre, disons une fois tous les six mois dans le meilleur des cas et quand elle manque de sujet accrocheur, la presse francophone belge se fend d’un article sur l’hémorragie agricole de notre belle région. 29.000 fermes en 1990, 13.000 en 2021, ai-je lu dans l’Avenir et vu sur la RTBF ! Soit une perte de 55 % en trente ans ! N’essuyez pas vos lunettes, ne vous frottez pas les yeux : vous avez bien lu « une perte de cinquante-cinq pourcents en 30 ans », en une seule génération ! Si vous préférez un autre mode de calcul, on peut affirmer qu’une ferme disparaît dans notre Wallonie toutes les 36 heures depuis 30 ans, chaque jour et demi, excusez du peu…

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L’an dernier, nos ministres et dirigeants syndicaux se réjouissaient pourtant de « voir se stabiliser le nombre des exploitations », lors des discours prononcés à Libramont, où partout ailleurs quand il leur faut distiller leur bonne nouvelle, rassurer leurs ouailles et peaufiner leur image de marque politique. Heureusement qu’ils ne sont pas médecins ou vétérinaires ! Vous voyez d’ici votre docteur, ou votre vété, se vanter d’avoir sauvé 45 % de ses patients, de ses animaux soignés, et d’avoir laissé mourir les 55 autres % ? Oups ! Pas ma faute, j’ai glissé, chef !

Bon, OK, nos décideurs et gestionnaires agricoles ne peuvent être accusés de tous les maux, ce serait injuste, mais par pitié, qu’ils aient au moins la décence de ne plus proférer de telles âneries, de ne plus se féliciter d’un moindre nombre de cessations. C’est pourtant mathématique et logique ! Quand un récipient est presque vide, le flot se tarit et ne coule plus qu’au goutte à goutte. Mais aujourd’hui, chaque arrêt définitif résonne comme un glas, tant il reste peu d’exploitations agricoles… Bon, ce n’est pas le tout, pleurer ne sert à rien, faire la cruche et l’autruche non plus. Il faut agir ! Nos responsables gouvernementaux et syndicaux sentent-ils au moins l’odeur du café, entendent-ils la sonnerie insistante du réveil ? S’ils désirent réellement que notre agriculture garde sa dimension « familiale », comme ils le prétendent la main sur le cœur, il est plus que temps de chercher des explications, de trouver des solutions, d’appliquer des résolutions.

Comment expliquer ce délitement du monde agricole wallon, cette perte de substance, cette hémorragie humaine depuis l’après-guerre 40-45 ? Chacun y va de sa théorie, quand on creuse le sujet auprès d’interlocuteurs. La plus communément admise pointe du doigt la motorisation et la mécanisation de l’agriculture, toutes ces machines et ces tracteurs qui ont tout simplement remplacé la main-d’œuvre humaine. Le phénomène n’est pas circonscrit à l’agriculture : les robots, les machines-outils, les ordinateurs effectuent des tâches autrefois accomplies par des ouvriers, des employés, des fonctionnaires. Or donc, en 2023, un fermier seul, bien équipé, réalise le travail d’une armée de domestiques, d’une nombreuse et laborieuse famille d’avant-guerre 40-45. Mon beau-père disait qu’il labourait 6 ares par heure, avec sa charrue Mélotte attelée à deux chevaux ; il tirait un sillon de 30 cm de large, à 2,5 km/heure, ce qui donne 750 m²/heure ou 7,5 ares en théorie, mais il lui fallait manœuvrer à chaque bout de ligne. À moins de changer la paire, Fanny et Max se reposaient toutes les deux heures, et travaillaient 6 heures/jour ; ils labouraient environ 30 à 35 ares/jour, en moyenne. Aujourd’hui, une « petite » cinq socs prend deux mètres de large facilement, et tire ses sillons à 5 km/heure, soit un hectare à l’heure, durant dix heures sans s’arrêter si nécessaire ! Et pas besoin de marcher à côté de l’attelage avec les rênes (les « lignettes ») en main… Mon beau-père était heureux et toujours joyeux ; son petit-fils fermier râle sans arrêt, comme un mort-de-faim !

Labourer, semer, récolter, moissonner, traire les vaches, faire la fenaison, nettoyer les étables, épandre les engrais organiques et minéraux, pulvériser… : tout va beaucoup plus vite, avec très très peu de personnes à la manœuvre ! Les progrès en mécanisation auraient donc « chassé » ces 90 % d’agriculteurs disparus des paysages agrestes de Wallonie au cours des 75 dernières années. Mais pas que… Lors de la troisième mi-temps d’une conférence agricole à Libramont, un élu politique en charge d’agriculture, fort sympathique et disert mais un rien naïf, a développé devant moi une autre théorie, in Orval veritas. Selon lui, les fermiers eux-mêmes se sont entretués : selon les mots de ce brave monsieur, « C’était à celui qui avait le plus gros tracteur, le plus de champs, le plus de bêtes ». Il y eut donc des « agricultueurs » et des « agricultués », d’après lui. Et ceux qui ont résisté se sont endettés « à mort » (sic). Ils laissent aujourd’hui des fermes trop chères pour leurs enfants, qui seront reprises par des sociétés agricoles. CQFD.

Les explications de ce « grand spécialiste » en agriculture nous laissent sur notre faim. Une fois de plus, la faute incombe aux fermiers eux-mêmes, ben voyons ! Mécanisation et progrès galopants, libéralisation à outrance via la PAC dans un monde matérialiste, ont déclenché l’implosion de l’agriculture familiale, dans nos sociétés capitalistes où seul l’argent compte. Vous me direz qu’il faut vivre avec son temps, mon bon monsieur ! Bien obligé ! Les petites structures disparaissent partout, dans la plupart des domaines : les petits commerces, garages, artisans, menuisiers, boulangers, etc, etc. «  Tout fout le camp, plus personne ne va à la messe ! », m’a dit une vieille dame ce matin devant l’église. «  Alors, comment voulez-vous que ça aille ! »

« La manière dont fonctionne le monde n’est pas une excuse pour céder à un cynisme universel ou à un désespoir puéril. », a dit fort justement le curé dans son sermon. La plupart des gens rient aujourd’hui de la religion, mais je l’ai notée, cette phrase qui nous engage à espérer envers et contre tout… La dissolution de l’agriculture familiale n’inspire que fatalisme et indifférence. De temps à autre, cette disparition désastreuse défraie la chronique dans les médias, chronique d’une mort annoncée, et déjà acceptée. Et nous alors ? Nous sommes toujours là, derniers petits paysans, et tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir…

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Voix de la terre Il n’aura fallu que cinq jours ! Lundi matin, l’énorme vieille ferme dressait encore ses murs orgueilleux au milieu du village, défiant le temps et les saisons depuis trois cents ans. Vendredi soir, elle n’était plus là, tout simplement ! Disparue, envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Un bulldozer, deux pelleteuses, ainsi qu’une noria de très gros tracteurs attelés de bennes, ont tout rasé et enlevé en quelques dizaines d’heures. Sur le terre-plein ainsi dégagé, sera bientôt construit un complexe de vingt appartements. L’un après l’autre, les derniers témoins de la vie agricole d’autrefois disparaissent des paysages intérieurs de nos localités.
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