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Elle court, elle court, l’aide-familiale en milieu rural…

Temps de lecture : 7 min

Témoignage d’une une journée parmi tant d’autres.

5 heures 30. Je me lève et ne le bouscule pas, comme d’habitude. Il est plutôt du soir, moi du matin. Le chat réclame déjà ses croquettes au pied de l’escalier ! Petit tour aux toilettes, puis à la salle de bain pour une douche rapide. Je lance au passage une lessive de bleus ; j’espère qu’il a bien vidé ses poches, qu’il n’a pas encore oublié une clé Allen ou je ne sais quoi de pointu qui viendra bloquer le tambour… Vite, une capsule dans le percolateur ! Le café fort achève de me réveiller ; je le sirote en jetant un coup d’œil sur mon smartphone, pour bien visualiser mon programme du jour : ce ne sera pas de la tarte ! Je fonce ouvrir le poulailler et jette un coup d’œil dans l’étable des veaux, regarde si les louves sont en ordre, hume les effluves, pour repérer une éventuelle odeur de lait suri ou de diarrhée. Un vilain crachin dégouline de partout et s’évertue à me saper le moral. Cafard, tu n’auras pas ma peau aujourd’hui !

Déjà 7 heures ! Mon homme se lève en baillant. Il a boulé la paille jusque 2 heures du matin, dit-il tout fier, avant la pluie. Je lui souris en mangeant mon bol de céréales, le félicite et lui rappelle que nous sommes mercredi et qu’il lui doit aller chercher notre petite-fille à l’école à 11 heures 30. Il ira en tracteur, car j’ai besoin de sa jeep, vu la météo. Pas question d’aller encore me tremper comme une soupe en scooter ! Je coupe court à ses récriminations : Héloïse sera folle de joie de faire une balade avec lui ! Je sors vite fait ses salopettes de la machine à laver, et les monte sécher au grenier.

7 heures 30. Fouette cocher ! J’ai rendez-vous à 45 avec l’infirmière à domicile, chez Mme Z. Nous ne serons pas trop de deux pour la lever hors de son lit. Mme Z se remet difficilement d’une opération, mais a refusé d’intégrer une unité de revalidation en maison de repos. « Sinon, ils (ses enfants) voudront m’y laisser définitivement. Autant mourir ! » La voiture blanche et bleue – de même couleur que nos vaches ! – de l’Aide & Soins à Domicile m’attend déjà.

Mme Z semble ensevelie parmi toutes ses couvertures. Pourquoi n’a-t-elle pas de lit médicalisé ? L’infirmière a déjà changé son pansement, vérifié ses paramètres, effectué ses injections. Elle m’attend comme chaque jour pour m’aider à sortir la vieille dame de ses draps, avant de partir soigner d’autres patients. Mme Z confond joyeusement nos prénoms et nos fonctions. Comme la plupart des gens, elle ne fait pas de différence entre les aides-familiales, les infirmières à domicile et les aides-ménagères.

En fait, une aide-familiale remplace un peu la famille : soins non-médicalisés, assistance dans les tâches quotidiennes, soutien psychologique via une présence rassurante et une écoute active. Hélas, notre temps d’intervention est très – beaucoup trop – limité ! Je la guide vers les toilettes, puis la salle de bain, avec d’infimes précautions. Mon Dieu, qu’elle est lourde ! Mon dos m’élance déjà, et la journée ne fait que commencer… Je lui parle d’un ton enjoué, tandis que je la lave puis l’habille, avant de l’installer dans son fauteuil devant la télé. Sur une petite table, je mets à sa disposition des tartines, une tasse et un petit thermo de lait chaud, préparés en un tour de main. Ici, je sais où tout est rangé, comme si j’étais de la maison !

10 heures. Zut ! Un quart d’heure de retard ! J’ai dû chercher pendant de longues minutes les lunettes de Mme Z, après avoir changé les draps du lit et l’avoir refait au carré. Je la salue gaiement, puis me dépêche à toute vapeur vers la jeep, direction chez Mr et Mme Y, à 12 km de là. Petite futée, je prends un raccourci par une route champêtre défoncée, que je franchis allègrement grâce à mon tout-terrain.

Mr Y a déjà le temps long : « Votre jatte est refroidie, je vous en sers une autre ! Prenez un biscuit ». Il joint le geste à la parole et m’intime l’ordre de m’asseoir. Je bois le café tout brûlant et lui demande des nouvelles de son épouse. Je m’occupe ensuite de Mme Y, toute menue et fragile comme du verre. Ensuite, je vérifie son pilulier, que son mari a laissé tomber. Tout est mélangé ! Je prends la liste des médicaments, les flacons et les boîtes, et m’astreins patiemment à bien classer les comprimés dans les bonnes cases. Une erreur serait dramatique. Mr Y babille sans arrêt, et je m’efforce de rester enjouée, de sourire, de paraître détendue pour ne pas les brusquer, les rendre anxieux. Mon dieu, que c’est difficile, car mon retard ne fait qu’empirer !

12 heures 30. Mon estomac fait des bonds et l’acidité du café me remonte dans la gorge. Je quitte Mr et Mme Y – « À demain ! » – et file à toute vitesse vers mon prochain rendez-vous. Mme X attend mon arrivée, campée devant l’entrée, rictus d’impatience aux lèvres. Mes reins me lancent horriblement, torturés par les cahots de la jeep. Je glisse un puissant antimigraineux sous ma langue ; fera-t-il l’affaire ? Il me faut être gaie, apporter de la joie et du réconfort, en plus de nombreux autres services.

Mme X souffre de polyarthrite et la douleur ne la rend pas toujours d’humeur agréable ; comme je la comprends ! En fait, je prends trop sur moi. L’empathie qu’on nous demande exige de nous des efforts surhumains, souvent. J’essaie de lui remonter le moral et lui propose de cuisiner son plat préféré : une courgette farcie. « J’ai pris tout exprès pour vous un légume de mon jardin ! ». Mme X se radoucit et elle m’aide vaille que vaille de ses mains gonflées à découper « la bête ». Nous parlons de choses et d’autres, de notre condition de femmes, de mon métier si particulier.

Elle me lit un extrait de magazine : « Les relations de soin sont des relations de dépendances partagées, réciproques, évolutives. Aimer et plaire, consoler et soigner : le « rôle de la femme » entraîne une mise en scène de soi pour remplir cette mission ». Mme X aime évoquer ces thèmes féministes, mais je me garde de donner mon avis et me concentre sur ma tâche. Elle insiste et poursuit sa lecture : « Les femmes ont cette supériorité sur les hommes de vibrer avec plus d’intensité au contact des misères et des souffrances humaines, ont décrété les hommes, trop heureux de leur coller ce stéréotype de la mère compatissante, de leur refiler toutes ces tâches qu’ils considèrent comme secondaires. On a vu durant le Covid tout un cinéma pour féliciter les soignantes, puis plus rien, que de l’ingratitude, une perte de sens ». Les propos de Mme X m’effraient, et sa lucidité me désespère…

14 heures 20. Dernière station chez Mme V… Mon chemin de croix s’éternise. Ma douleur aux reins s’est déplacée entre mes omoplates, quelle coquine ! Mme V n’a guère la notion du temps, heureusement. Elle m’accueille avec une gentillesse confondante et papote avec entrain tandis que je l’aide à ranger sa maison, disposer des fleurs dans un vase, faire son lit, sortir son chihuahua dans la pelouse. La grande hantise en milieu rural, pour les personnes âgées, est de devoir être « placées », comme elles disent.

Les aides-familiales leur sont d’un secours inestimable, car sans elles, nos maisons de repos seraient bondées et plus encore. Autrefois, plusieurs générations cohabitaient au sein d’un même foyer ; le monde moderne a détruit ce modèle et inventé ce système de soignantes à domicile, professionnelles chronométrées, le plus souvent des dames comme moi, payées au minimum pour distiller un maximum de soins familiaux en très peu de temps. Nous faisons face à une carence chronique de moyens humains et financiers, à un manque dramatique de reconnaissance, à l’image de toutes les soignantes et les soignants de ce pays.

Voilà que je m’apitoie sur mon sort, et sur celui de tant d’autres… Mme V me donne une liste de courses, et je me rends au supermarché le plus proche.

16 heures 15. À mon retour, elle me propose une partie de scrabble, pleine d’espoir, et je vois perler une larme quand je décline son offre. Et bien tant pis, mon homme attendra et les veaux aussi ; je sors la boîte de jeu et m’assieds à table avec la vieille dame. J’en ai marre de courir…

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