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Chère nourriture…

Les salles d’attente portent bien leur nom, surtout dans les hôpitaux… L’horaire des rendez-vous est rarement respecté, et le médecin spécialiste vous fait parfois languir une heure et demie au long avant de vous recevoir. Alors, on attend dans la salle d’attente, en compagnie d’autres attendants, d’autres patients qui patientent, et tuent le temps comme ils peuvent, en espérant vaguement que le temps ne va pas les tuer avant d’être auscultés. Les jeunes se plongent illico presto dans l’adoration béate de leur smartphone, yeux dans les yeux, et jouent des pouces à toute vitesse. Les moins jeunes et les plus vieux lisent un magazine qui traîne sur une table, ou nouent une conversation avec leur voisin-voisine ; ils racontent volontiers leur vie à un parfait étranger, réceptacle idéal pour épancher ses états d’âme.

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Ainsi, j’ai eu l’occasion dernièrement de deviser de choses et d’autres avec une dame née avant la guerre 40-45. Sa fille, lassée d’attendre « une plombe » (sic), me l’avait en quelque sorte confiée pour une demi-heure, pour aller ranger ses courses, surtout les surgelés qui risquaient de fondre dans la voiture garée en plein soleil. Sa maman et elle venaient de passer au supermarché, situé en face la clinique, une enseigne au slogan « Meilleurs prix » qui paraît-il achète fort cher des terres agricoles… L’esprit vif et l’œil encore alerte, la vieille dame était fort remontée ; elle me parla d’emblée d’alimentation ! « Tout devient de plus en plus cher, surtout la nourriture ! ». Elle avait l’air consternée. « 150 € pour un petit caddie ! Vous vous rendez compte ! Je m’en sors difficilement avec ma petite pension, pour payer de quoi manger, me loger, me chauffer, et me soigner. ».

Notez bien qu’elle a parlé du « manger » en premier. Ce genre de récrimination se répète à l’envi aux caisses des magasins, sur les marchés aux fruits et légumes, dans les restaurants, friteries, sandwicheries et autres snack-bars… S’alimenter constitue un besoin de base, incontournable, quotidien ; se fournir de quoi se nourrir préoccupe les hommes autant que les animaux et tous les êtres vivants sur cette Terre. En l’occurrence, la plupart des humains trouvent leur nourriture dans les temples de la consommation. Il faut la payer, bien sûr, mais elle est quasi prête à l’emploi, déjà transformée, conditionnée, sécurisée et présentée sous son meilleur jour. Après plusieurs décennies de prix affriolants, les gens sont bien coincés aujourd’hui, car ils payent de plus en plus cher cette facilité d’approvisionnement, tandis que les prix au départ des fermes augmentent chichement.

« Il faudrait faire ses courses directement chez les cultivateurs, comme dans le temps ! ». La vieille dame m’a livré son idée de but en blanc, puis m’a raconté son « dans le temps ». À l’âge de trois ans, elle a perdu son papa, tué au début de la guerre. Sa maman l’a élevée seule, ainsi que sa sœur. Elles disposaient d’un hectare derrière leur ferme, et détenaient une vache, un cochon pour manger les restes, une dizaine de poules et des lapins. Elles cultivaient un grand potager, pour leurs besoins, et échangeaient de temps en temps des légumes ou des œufs en surplus contre d’autres aliments, ou des produits de nécessité. Une fois la paix revenue, sa maman a obtenu une petite pension de veuve de guerre ; elles effectuaient l’une et l’autre des travaux de couture pour les gens. Sa maman donnait une pomme de terre à chaque mendiant qui se présentait à leur porte ; parfois, on leur en volait au champ, ou des œufs au poulailler. Jamais elles n’ont eu faim, ni n’ont eu l’impression d’être pauvres, au regard d’autres enfants du même âge.

« Personne ne se plaignait, trop heureux d’avoir retrouvé la paix, tandis que maintenant, les jeunes n’en ont jamais assez, alors qu’ils ont tout ! ». Les consommateurs devraient-ils dès lors écouter son message, à savoir produire eux-mêmes leur nourriture, ou aller se fournir directement à la source, dans une exploitation agricole ? Voilà qui réjouirait les magasins à la ferme, les centrales de vente en circuit court ! Ce mode de consommation raccourcirait considérablement la chaîne alimentaire, pour le plus grand bonheur -peut-être ?- des fermiers et des consommateurs, sans intermédiaires pour se sucrer au-delà du raisonnable, sans plastiques d’emballage ni frais de transport. Moins cher pour les consommateurs, et de meilleurs prix de vente pour les agriculteurs ! Peut-être viendrait-on nous voler aux champs, comme chez cette dame ? Mais les voleurs, petits et grands, nous en avons l’habitude et plus qu’assez, avec ceux qui nous vendent et nous achètent, nous taxent, nous imposent et profitent de notre travail…

Aussi séduisante soit-elle, la proposition de cette dame a peu de chance d’aboutir. Mais comme il est bon de rêver, quelquefois, de s’inventer une douce utopie et s’en bercer pour mieux dormir ! Cette chère nourriture est intégrée dans un système alimentaire bien rodé ; elle est enfermée depuis septante ans dans un modèle capitaliste qui abhorre la frugalité et la sobriété, les circuits courts et les produits non-transformés. Ceux-ci ne seraient plus guère acceptés, de toute façon, sauf crise ultra-grave. Les jeunes rechignent déjà à éplucher une pomme de terre, à trier une salade, découper un potiron ou laver des légumes pour se cuire une soupe. Il faudrait que la population retourne aux fourneaux, pour se nourrir meilleur marché, qu’on (ré)apprenne à cuisiner. Il est beaucoup plus commode de se commander une pizza ou de mettre une lasagne au micro-ondes, plus facile encore de se sustenter dans un fast-food ou une friterie. Que celui qui n’a jamais commis ce genre de péché alimentaire leur jette la première pierre !

Chère à nos estomacs et à nos portefeuilles, la nourriture produite par l’agriculture subit beaucoup de transformations aujourd’hui, avant d’aboutir au bout des cuillères et des fourchettes, pour être enfournée dans la bouche des consommateurs. Ceux-ci se plaignent des prix élevés, mais la plupart méprisent le vieux monde, où l’on mangeait en direct les aliments de la terre. Au final, mal nourris de « choses » industrielles, des patients encore jeunes attrapent des maladies de malbouffe et aboutissent à l’hôpital, dans la salle d’attente d’un diabétologue, à se morfondre en attendant leur tour…

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