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Végé, t’as rien?

Décidément, rien n’arrête la pluie ! Et ça tombe, encore et encore depuis juillet, avec de brèves fenêtres de beau temps, histoire de faner quelques hectares, de moissonner en vitesse puis récolter pommes de terre et betteraves. C’est la fête aux grenouilles ! Et aux herbages, bien entendu… Nos ruminants n’ont pas eu faim en prairie ces derniers mois ! Les potagers ont rarement donné comme cette année : laitues, carottes, bettes, céleri…

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Dans le Tournaisis, de grandes parcelles semées en haricots ’’mange-tout’ n’ont pas été récoltées par des conserveries industrielles, débordées par des rendements exceptionnels ; ces cultures ont été données aux glaneurs. Et les courges ! Les étagères des particuliers croulent sous les potirons, butternuts, courgettes & Cie ; on ne sait plus à qui en offrir ni où les ranger. Les congélateurs sont bourrés jusqu’à la gueule ; nos caves et celliers se déploient en un vaste magasin : « Au Bonheur des Végés ». Aiguisons nos couteaux : on va pouvoir éplucher, trancher, découper en dés pour cuisiner de délicieux et roboratifs potages !

Les végétariens sont à la fête ! Bien entendu, dans la soupe aux potimarrons, rien n’interdit d’ajouter un jambonneau ou un morceau de petit salé, pour lui donner du caractère et du corps. Cette habitude nous vient de nos parents, nés entre les deux guerres du siècle passé. Ils ne juraient que par la viande, car celle-ci leur avait été rationnée durant leur enfance et leur jeunesse. «  Viande fait viande ; pomme de terre fait ventre ! », avaient-ils coutume de prétendre dans leur dialecte wallon brut de décoffrage. La viande donne du muscle ; les pommes de terre remplissent l’estomac ; le poisson est bon pour le cerveau ; les fruits et les légumes gardent en bonne santé et protègent contre les maladies. Ne pas achever son morceau de lapin ou son bout de lard gras était considéré comme le pire des sacrilèges. « Vous ne connaissez pas votre chance. Il vous faudrait une guerre pour comprendre ! », nous ont-ils dit des centaines et des milliers de fois !

Et voilà qu’aujourd’hui, on propose une « semaine sans viande », comme si celle-ci était devenue un poison, un produit de consommation douteux et addictif, comme l’alcool et le tabac. Ceci dit, les dynamiques anti-viande n’atteignent plus leur niveau de virulence d’il y a quatre ou cinq ans. La situation semble se pacifier, car d’autres combats suscitent davantage d’opposition, comme par exemple la sain(t)e croisade contre les produits phyto-pharmaceutiques, menée tambour battant par les médias et sur les réseaux sociaux. Quand on veut battre un chien (ou un tambour), on trouvera toujours un bâton.

Dans le match « végé-carna », entre végétariens et amateurs de viande, il faut raison garder. Chaque clan évoque de bonnes et de mauvaises raisons, et chacun peut apprendre des choses chez l’autre. Estime et respect mutuels s’imposent pour avoir un débat constructif. On lit, ou on entend trop souvent ce genre de réflexion : d’un côté «  Ceux qui disent que manger de la viande n’est pas bon, ce sont des cons. », et de l’autre « Manger de la viande, c’est consommer du cadavre et nuire grandement à l’environnement. ». Rien n’est ni tout moche, ni tout beau ; à chacun de faire son choix, en fonction de ses critères personnels, de son ressenti dans un discours ambiant anti-viande.

Quels sont-ils, ces critères ? Certains sont objectifs, quand les statistiques vous disent par exemple, que chaque Belge mange en moyenne 64 kilos de viande par année, soit 180 grammes par jour de bœuf, cochon ou volaille, sans compter les œufs, le fromage et d’autres produits laitiers. C’est tout de même un peu beaucoup, quand on sait que la quantité recommandée par l’OMS ne dépasse pas 300 grammes/semaine. La quantité de 500 grammes serait un maximum. Ouille, ouille ! Je suis fichu, sans être du tout un « viandard » de compétition, avec environ seulement 35 kg/année, selon mes calculs. Certains en mangent à tous les repas : du lard fumé avec les oeufs du matin, du salami à midi dans un sandwich, du kebab dans un taco à 4 heures en revenant du boulot, un steack ou une côtelette ou un pilon de poulet, au repas du soir à la maison ou au resto. Bon, ok, disons que ceux-là exagèrent un chouïa et donnent du grain à moudre aux anti-viande…

D’autres critères sont émotionnels. Les végétariens éprouvent une « dissonance cognitive » (une expression rigolote je trouve) dans notre société carnivore, comme ils disent. Ils endurent un état de tension désagréable, car ils sont confrontés à des opinions, des informations, des croyances qui les concernent directement et sont incompatibles avec leurs ressentis personnels. Ils rejettent la viande parce qu’ils considèrent que sa réputation est surfaite ; ils ne supportent pas qu’il faille tuer des animaux pour l’obtenir, après les avoir élevés dans des conditions douteuses, déplorables à leurs yeux. Ils sont persuadés qu’ils peuvent satisfaire leurs besoins vitaux sans en manger, et voient l’élevage des animaux comme une pratique d’un autre âge, d’une époque où « on ne savait pas que c’était mauvais », comme ce fut le cas avec le tabac, l’amiante et d’autres produits nocifs. Ils veulent bien entendre les arguments environnementaux des éleveurs de ruminants, sur les bienfaits des prairies-puits de carbone, mais vouent aux gémonies les élevages industriels hors-sol de porcs et de volailles.

Le bât blesse surtout au niveau éthique : ils abhorrent l’acte de tuer. En fait, les végétariens d’aujourd’hui n’ont pas connu les réalités des mises à mort d’animaux quand ils étaient enfants, et sont horrifiés au dernier degré quand ils regardent des vidéos d’abattoir, ou les alignements de cadavres auprès desquels posent fièrement les chasseurs. Ils souffrent du syndrome « Bambi ». « Ils n’ont pas connu la guerre », comme le martelaient nos parents. Je me rappelle, encore garçonnet, avoir assisté plusieurs fois à la « tuerie » du cochon familial : ses cris déchirants, le sang qui giclait de son cou par saccades, recueilli dans un bassin pour faire du boudin, l’odeur de ses soies brûlées avec de la paille, le « parfum » du ventre ouvert et des tripes chaudes qui dégoulinaient dans un seau… Il est vrai que cela me coupait l’appétit pendant quelques jours, et qu’une pensée émue pour le pauvre cochon innocent effleurait mes pensées à chaque fois qu’un de ses morceaux aboutissait dans mon assiette. Mais c’était dans l’ordre des choses, selon les codes et valeurs de ces années-là, et personne n’y trouvait rien à redire.

Cet ordre a bien changé… Quand t’es végé, t’as rien et t’as tout : un style de vie assumé, une religion portée au pinacle par la société, des montagnes de courges et de légumes au jardin, des hectares d’haricots ou de carottes à ramasser gratis, un combat prosélyte à mener si tu es belliqueux… ou la bienveillance et une prière -Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! –, pour tous ceux qui n’ont pas respecté la semaine sans viande. Quant à moi, avec mon jambonneau dans le velouté de potimarron, je suis bon pour l’enfer…

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