À la Ferme du Faascht, on fait pousser des tomates, de l’énergie et du sens
La route s’égare, piquetées à l’infinie de jaune, du minuscule et de l’imprévisible, les prairies. Fin de printemps, dans la justesse d’un souffle, tremblant dans son envol, lumineux dans son déclin. Des myriades de fleurs brûlantes de lumière. Comme une trappe dans le ciel, des chapelets de soleil, des effilochés de nuages dociles et ventrus. Il dit ce qui délivre, il dit ce qui tourmente. Clairière à droite, à quelques mètres de la frontière luxembourgeoise, la Ferme du Faascht. Mélody Kessler, Ludovic Peter et David Feller y ont réinventé la notion même d’exploitation agricole, en mêlant autonomie énergétique, valorisation des déchets, innovations agronomiques et sobriété hydrique.

Sur l’exploitation située
Une transmission hors des sillons
Le père et l’oncle de Mélody Kessler, alors propriétaires de l’exploitation, envisageaient de passer la main. « J’étais complètement partie en dehors de la ferme et donc, a priori, plus intéressée par l’exploitation », confie-t-elle aujourd’hui. Pourtant, un an plus tard, en 2015, elle reprend les rênes, épaulée par Ludovic Peter, ingénieur de gestion, bientôt rejoint par David Feller, ancien ouvrier agricole devenu commercial au Grand-Duché de Luxembourg.
Ce trio, aujourd’hui à la tête d’une vingtaine de collaborateurs, incarne une direction collégiale pour un projet agricole qui conjugue innovation, autonomie énergétique et ancrage local.
Le biogaz, levier d’un retour à la terre
La ferme n’en est pas à ses premiers pas dans la diversification. Dès 2002, elle s’était dotée d’une unité de biométhanisation. C’est d’ailleurs dans le cadre de projets de recherche européens que Mélody Kessler renoue avec l’exploitation. Elle revient une fois par semaine pour assister aux réunions scientifiques réunissant des partenaires de la Grande Région : l’Université de Liège sur le campus d’Arlon, le List (Luxembourg Institute of Science and Technology), l’Ises (Institut supérieur de l’économie sociale), l’Ensaia (École nationale supérieure d’agronomie et des industries alimentaires) de Nancy ou encore Agra-Ost.
« C’est là que j’ai pris conscience de l’importance du recyclage de la matière organique pour l’agriculture », raconte-t-elle. Le digestat, résidu de la biométhanisation, y est vu non comme un rebut, mais comme un véritable engrais circulaire. « C’est un super outil d’économie circulaire, car la matière organique contient encore tous ses éléments nutritifs en fin de digestion, et c’est ce qui lui permet de refaire le cycle », poursuit-elle.
À la Ferme du Faascht, ce sont principalement des déchets agroalimentaires, riches en azote, phosphore, potassium, calcium, magnésium, qui alimentent la cuve. Le méthane (CH4) produit est valorisé, tandis que le digestat retourne aux champs. Les essais agronomiques menés en partenariat avec les chercheurs montrent une meilleure performance environnementale du digestat par rapport aux engrais minéraux : moins de lessivage d’azote, davantage de micro-nutriments.
À la Ferme du Faascht, la biométhanisation ne constitue pas un simple outil de production d’énergie, elle s’impose comme un levier structurant d’un projet agricole profondément ancré dans les enjeux de société. « Autour de la biométhanisation, il reste encore tant à faire, tant à construire. C’est un pilier pour bâtir des modèles plus vertueux », souligne Ludovic Peter.
Preuve de cette transversalité, chaque rencontre institutionnelle dépasse le cadre agricole. « Quand on dialogue avec les pouvoirs publics, on ne s’adresse pas à un ministère, mais à tout un gouvernement : énergie, environnement, agriculture… La biométhanisation est au croisement de tous ces champs. »
En valorisant localement les déchets organiques du territoire, la ferme participe à une forme de souveraineté écologique. « Sans nous, ces déchets partiraient à l’incinération. C’est toute une matière organique perdue, alors qu’elle peut encore nourrir nos sols », poursuit-il. Ce modèle, fondé sur l’économie régénérative, redonne à la biométhanisation son rôle originel : non pas une fin en soi, mais un outil au service d’une agriculture autonome, durable et enracinée.
Une serre, réponse locale à un enjeu global
Après deux années de cogestion, les trois associés cherchent à optimiser le système. Ils disposent alors d’un excédent de 500 kW de chaleur. « Nous avons contacté le Cim (Centre interprofessionnel maraîcher) à Gembloux, pour réfléchir au développement d’une serre », explique Ludovic Peter. L’étude de faisabilité conclut à un besoin de 2.400 kW thermiques pour 1 ha de culture de tomates. La décision est prise d’augmenter la production de biogaz et de rénover au niveau technique le site existant. Le choix des tomates n’est pas anodin. « Nous aurions pu partir sur l’idée d’un poulailler, mais notre société glisse ers plus de végétarisme », glisse Mélody Kessler, qui souhaitait privilégier une orientation horticole.
La serre, ni tout à fait bio ni conventionnelle, s’inspire des modèles flamands hors sol. Les plants poussent dans de grands bacs de matière organique à base de fibres issues du digestat prolongeant ainsi le cycle vertueux de la matière.
« L’eau est intégralement récupérée, traitée et réutilisée. Il n’y a ni perte, ni lessivage », souligne Ludovic Peter. Le système permet une consommation moyenne de 70 m³ par jour pour 1 ha. Résultat, 400 t de tomates produites chaque année, vendues via le grossiste luxembourgeois « La Provençale », tant au Grand-Duché qu’en Wallonie.
Bien que cultivées hors sol, les tomates de la Ferme du Faascht sont produites sans aucun recours aux pesticides de synthèse. Cette contrainte, imposée par la nature du substrat, empêche l’obtention du label bio, la réglementation européenne l’excluant. Pourtant, les associés revendiquent un mode de culture « plus qu’en bio » : aucun traitement chimique n’est appliqué, à l’exception d’un seul épisode fongique survenu suite à la réception de plants infectés, et rapidement éradiqué par la destruction totale du lot.
Dans le choix de leur modèle, les associés ont voulu éviter deux écueils. D’un côté, celui de productions marocaines ou espagnoles confrontées à une forte pression sur les ressources en eau et à une dépendance à une main-d’œuvre précaire.
De l’autre, celui de serres néerlandaises à l’environnement ultra-aseptisé, souvent déconnectées de leur contexte agricole. « Nous avons cherché une voie intermédiaire, plus sobre et plus respectueuse du vivant », explique Mélody Kessler.
Une économie régénérative
Dans cette ferme, tout est conçu pour réinjecter dans le cycle ce qui aurait pu être considéré comme un déchet. « La chaleur, l’eau, la matière organique, on valorise tout ce qu’on peut », affirme Ludovic Peter. Les toitures de la serre et de la ferme collectent l’eau de pluie, assurant une autonomie quasi totale. La réflexion dépasse la technique : « Dans la notion d’économie circulaire, il faut bien garder à l’esprit la rareté des ressources », rappelle Mélody Kessler.
Derrière la production végétale, l’ancrage territorial reste fort. La ferme abrite entre 250 et 300 bovins, Holstein et Parthenaises. Le lait, près de 950.000 l par an, est destiné à la Laiterie des Ardennes, mais aussi à « La Côte Rouge », coopérative fromagère citoyenne cofondée par les trois associés en 2018 avec plusieurs autres agriculteurs et des citoyens désireux de recréer un lien entre producteurs et consommateurs.
Inspirée des fruitières, la coopérative transforme le lait en une gamme étendue de produits parmi lesquels les fromages « le goût d’Attert », « le carré frais », « le crémidou », « la rouelle attertoise », « la tomette du lion », mais aussi de la maquée, mozzarella, provoletta, ricotta. Le magasin de terroir attenant vend ces produits, mais aussi d’autres denrées issues de circuits courts, comme des œufs fermiers, du miel, jus, des soupes, des volailles et des viandes. La coopérative vient d’ailleurs de s’installer dans un hall-relais tout proche de la ferme.
L’économie circulaire, ici, n’est pas un slogan. C’est un principe d’organisation de l’ensemble de l’exploitation. La Ferme du Faascht est autonome à 100 % en fertilisant. Elle est même excédentaire. Le digestat est vendu et même, si nécessaire, acheminé et épandu chez des clients locaux, autour d’Attert, Arlon et Martelange.
« À la base, nous sommes agriculteurs. Nous avons créé la serre dans un souci de nourrir la population de façon la plus durable possible, c’est le cœur de notre métier », résume Ludovic Peter.
À la Ferme du Faascht, l’innovation technologique se met au service d’un projet social, agricole et environnemental.
Faire pousser des emplois durables
Si les associés revendiquent une approche environnementale exigeante, ils n’en négligent pas pour autant la dimension sociale, bien au contraire. Le projet de serre a été conçu dès le départ en partenariat avec le grossiste luxembourgeois « La Provençale », dont l’une des conditions était de pouvoir s’approvisionner tout au long de l’année.
Pour répondre à cette demande, les associés ont imaginé un dispositif technique adapté : la serre a été divisée en deux espaces complémentaires, l’un destiné à la production estivale, l’autre, chauffé et éclairé, dédié à la culture hivernale.
« Qui dit lumière artificielle, dit aussi besoin en CO₂ », précise Ludovic Peter. Là encore, le système se veut circulaire : les gaz d’échappement des moteurs sont filtrés, et le dioxyde de carbone récupéré est injecté dans la serre pour stimuler la photosynthèse. ²Cette régularité dans la production a également un impact direct sur l’emploi. Contrairement à la majorité des maraîchers sous serre ou en pleine terre, souvent contraints au recours massif à la main-d’œuvre saisonnière, la Ferme du Faascht emploie 7 ouvriers agricoles à temps plein tout au long de l’année.
Lors des pics d’activité, notamment pour la taille des feuilles ou la récolte, des étudiants et des travailleurs saisonniers viennent en renfort. « Cela nous permet de garantir une stabilité à nos salariés, avec des conditions de travail dignes, ancrées dans le territoire », souligne Mélody Kessler.
Tous les résidus organiques issus de la serre (feuilles, tiges, fruits non commercialisables) repartent dans le digesteur, bouclant ainsi la boucle du cycle de la matière. À la Ferme du Faascht, rien ne se perd. Le site est équipé de trois digesteurs et de deux post-digesteurs, offrant une capacité de traitement de 14.000 m³. L’énergie produite par la biométhanisation est valorisée via six moteurs de cogénération.
Là encore, le choix technique n’a rien d’anodin. « Plutôt que d’installer une seule grosse unité, qui nous rendrait dépendants du constructeur et du mécanicien en cas de panne, nous avons préféré répartir le risque », explique Ludovic Peter. « Avec plusieurs moteurs, nous pouvons intervenir nous-mêmes pour la maintenance. Si l’un s’arrête, les autres prennent le relais. C’est plus résilient, et moins source d’inquiétude ».
Ce système modulaire s’inscrit pleinement dans la philosophie de l’exploitation : autonomie, circularité et pragmatisme.