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Vive les foins!

Impossible d’y échapper  : on a bien cuit ces jours-ci. « Cui-cui » dirait l’oiseau ! La fenaison a été raclée en quatre jours, là où il fallait trois semaines voici cinquante ans, lors de mes vertes années. Faisait-il moins chaud, moins sec à l’époque ? Cela dépendait des années… Si 1976 a marqué les esprits par sa météo torride, du printemps à l’automne, les autres fenaisons ont posé quelquefois des problèmes, et non des moindres. Mais d’une manière générale, les souvenirs de ces périodes particulières gardent une saveur délicieuse, un goût d’enfance, un parfum de jeunesse, et chaque année, la fenaison est vécue comme une fête. L’esprit humain est ainsi fait : il a tendance à ranger les mauvaises expériences au fond d’un placard et de les y oublier, ne gardant que les bons moments.

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La fenaison d’autrefois, c’était toute une affaire ! De sa réussite dépendait la survie de la ferme, en ce temps d’avant le réchauffement climatique, où les hivers étaient longs, les printemps tardifs, les étés frais et humides. En Ardenne, on nourrissait les vaches sur l’étable d’octobre à mai, pratiquement 200 jours sur 365 ! On ne s’en plaignait pas : c’était ainsi, voilà tout.

Il fallait calculer et prévoir suffisamment de prairies à faucher, et quand le stock hivernal était constitué, on divisait celui-ci par 200. Si on avait récolté par exemple 7000 petits ballots de foin et de regain, on affourageait parcimonieusement 35 ballots par jour au bétail, pas un de plus, en le rallongeant avec de la paille, des paillettes mélassées et des betteraves, sans oublier des farines d’orge et d’avoine, des grains d’épeautre concassés. Chez les fermiers insouciants qui ne calculaient pas, le tas de foin « n’entendait pas chanter le coucou », disait-on dans les campagnes, sachant qu’ « on n’est l’12 d’avri’ que l’coucou ne l’dit ».

La fenaison et tout ce qui touche au foin charrient un grand nombre de dictons, du style : « c’est juin qui fait les foins », « année de foin, année de rien ». Autrement dit, si juin est ensoleillé, le foin sera de bonne qualité et nourrissant ; les prairies à faucher sont particulièrement fournies lors des années pluvieuses, au cours desquelles les céréales sont malades et la fenaison est difficile, avec un foin certes abondant, mais récolté dans de mauvaises conditions, échauffé et moisi.

Une autre hantise venait troubler le sommeil des agriculteurs lors de ces années difficiles : la peur du feu ! Le foin stocké en énormes tas dans les granges, lorsqu’il est trop peu fané (au-delà de 20 % d’humidité), engendre une intense fermentation microbienne. La masse s’échauffe jusqu’à atteindre des températures de 70 à 90 degrés, jusqu’au point d’ignition, et le feu démarre spontanément ! Quand ils voyaient un fermier ramasser trop vite son foin, les anciens s’exclamaient : « les chats auront chaud des pattes, chez Untel ! ».

Fini tout ça ! Depuis cinquante ans, on ensile, on préfane, on emballe ! On récolte très peu en sec, sauf les vieux de la vieille dans mon style et les fermiers du week-end qui n’élèvent que quelques moutons, des chevaux ou des lapins. Le foin est pressé en balles rondes le plus souvent, ou en gros ballots carrés. « Dans le temps », selon l’expression consacrée, les petits ballots parsemaient les grands champs, avec une noria de remorques et une armée de jeunes gens pour les ramasser, comme il était de coutume en ces années lointaines où les familles paysannes mobilisaient toutes les forces vives pour rentrer le foin.

Petits et grands, jeunes et vieux, mettaient la main au râteau et à la fourche, garçons et filles. Celles-ci attiraient des jeunes hommes, le cas échéant, le temps d’une fenaison, en tout bien tout honneur, bien entendu ! Du moins en principe. Il est vrai que pas mal de bébés naissaient en mars, on se demande bien pourquoi ? Le bon foin exhale des senteurs particulières, des coumarines paraît-il, lesquelles stimulent le système nerveux central et la libido.

Aujourd’hui, -bwèrk ! –, l’odeur d’ensilage ne stimule pas grand-chose. Autres temps, autres mœurs… Les prairies de fauche sont devenues des déserts vides de présence humaine, des champs de course où les machines fauchent à toute vitesse sur de grandes largeurs, suivies d’immenses faneuses puis d’andaineurs à deux, quatre rotors. Suivent les automotrices, les ramasseuses-presses-emballeuses, les télescopiques et les tracteurs monstrueux, attelés de bennes cyclopéennes à plusieurs essieux et de remorques-plateaux vastes comme des plaines sans arbres.

On ne voit plus personne avec une fourche ou un râteau, pour ramasser ce qui traîne sur les bords et dans les coins. À l’image du Lapin d’Alice au Pays des Merveilles, les agriculteurs d’aujourd’hui n’ont « pas le temps, pas temps ! ». D’un air soucieux et affairé, ils sortent sans cesse leur smartphone de leur poche, comme le Lapin Blanc avec sa montre-gousset, en marmonnant en boucle « Plus je suis pressé, plus je suis en retard. ».

À quoi bon s’énerver ? Le temps, il faut le prendre, si l’on veut faner convenablement son foin ! Du temps, du soleil, du travail, de la sueur et du plaisir : les ingrédients d’un grand bonheur oublié qu’il est bon de célébrer quelques jours par an, lors de la fête des foins…

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