Le Centre de Michamps souffle ses 60 bougies
Soixante ans, l’âge de la maturité. Mais pour le Centre de Michamps, niché au cœur de l’Ardenne, cet anniversaire ressemble moins à une étape finale qu’à un nouveau départ. Le 26 septembre dernier, dans la salle de l’ancienne tannerie transformée en lieu de recherche et de rencontres, chercheurs, responsables politiques, partenaires et agriculteurs se sont retrouvés pour fêter une aventure scientifique et humaine toujours en pleine évolution.

« Le Centre, c’est avant tout vous, ceux qui y travaillent aujourd’hui, et ceux qui y ont travaillé hier », a déclaré Christine Dupont, présidente de l’Asbl, en ouverture de la journée. À ses yeux, l’institution n’existe pas sans les femmes et les hommes qui la font vivre, techniciens, chercheurs, coordinateurs, souvent issus du territoire, toujours porteurs d’un engagement discret mais solide. « Ce sont vos efforts, vos recherches, vos analyses, qui ont construit ce que nous célébrons aujourd’hui ».
La présidente a insisté sur le rôle essentiel de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement dans la société contemporaine : « Le futur de ce centre est aussi le nôtre, car il touche à notre santé, à la qualité de notre eau et de nos sols, à la vitalité de nos campagnes ». L’hommage se voulait à la fois reconnaissance et encouragement, une manière de rappeler que, si le centre atteint la soixantaine, il entend bien continuer à grandir.
Un ancrage institutionnel et territorial
Elle a retracé la relation de confiance nouée entre la province de Luxembourg et le centre, faite de soutien financier mais aussi d’accompagnement humain. « Dans un contexte politique et économique incertain, notre appui provincial est un choix assumé : celui de parier sur une vision de long terme pour le développement rural et la recherche agronomique ».
Son intervention a aussi souligné la singularité du territoire ardennais, marqué par un climat plus rude que dans le reste de la Wallonie, où les prairies doivent répondre à des exigences accrues. « Ici, les défis sont plus aigus, mais vous avez su faire dialoguer le savoir scientifique et le savoir-faire paysan », a-t-elle rappelé, évoquant la qualité de l’eau, des sols et des fourrages.
Enfin, la députée a salué les engagements environnementaux du centre : obtention de la certification ISO 14001, diminution de la consommation des ressources, création de biotopes favorables à la biodiversité. « Vous démontrez qu’une agriculture responsable se construit dès aujourd’hui, en conjuguant rigueur scientifique et innovation de terrain ».
Une histoire scientifique et humaine
Place ensuite à l’histoire. Richard Lambert, directeur du Centre, a remonté le fil des décennies pour rappeler combien l’aventure de Michamps s’est inscrite dans un contexte européen et agricole en pleine mutation.
Tout commence en 1965, avec la création du laboratoire d’écologie des prairies par le professeur Jean Lambert, natif de Bastogne. Dans son doctorat, défendu trois ans plus tôt, il avait montré que les prairies ardennaises pouvaient être améliorées, devenir plus nutritives et plus productives. Convaincu que la prairie constituait la clé du développement agricole en province de Luxembourg, il choisit de fonder son laboratoire dans l’ancienne tannerie de Michamps.
Le pari pouvait sembler audacieux, presque marginal, à une époque où l’agriculture européenne s’orientait vers une intensification rapide. Mais très tôt, le professeur Lambert a compris que l’avenir de la région ne se jouerait pas seulement sur les rendements, mais sur la capacité à conjuguer productivité et respect de l’environnement. Son credo : la science ne peut rester confinée aux laboratoires, elle doit s’ouvrir aux agriculteurs, nourrir leurs pratiques, répondre à leurs besoins concrets.
Dès 1968, plus de 1.500 exploitants participent aux activités du centre et 400 échantillons de fourrages sont analysés. L’idée d’une recherche « participative » est déjà là, bien avant que le terme ne s’impose. Le centre devient rapidement un lieu où la frontière entre science et terrain s’efface : les essais se réalisent dans les fermes, les résultats sont partagés, discutés, adaptés.
Les décennies suivantes verront l’élargissement constant des missions. Dans les années 1970 et 1980, le centre contribue à des réseaux européens, travaille avec la France, l’Allemagne ou la Pologne, et participe à la mise en place de méthodes analytiques standardisées. Dans les années 1990, il prend le virage environnemental : la replantation de haies, la gestion durable de l’azote, la lutte contre la pollution des eaux deviennent des priorités.
Richard Lambert a insisté sur la diversité des chantiers menés : soutien à la reconnaissance des produits du terroir, comme le jambon et le beurre d’Ardenne ; participation aux plans régionaux de lutte contre les nitrates ; contribution à la mise en œuvre de mesures agro-environnementales ; analyses pionnières sur les émissions de gaz à effet de serre des prairies et sur la fertilité des sols. « Chaque fois, a-t-il expliqué, le centre a su garder son fil rouge : partir des réalités locales, travailler avec les agriculteurs, et produire une connaissance utile, capable d’éclairer les choix politiques autant que les pratiques quotidiennes. »
Aujourd’hui, le centre emploie 23 personnes et traite près de 15.000 échantillons par an. Ses laboratoires sont accrédités, ses équipements modernisés, ses liens avec l’université et la province renforcés. Mais, insiste Richard Lambert, « l’esprit des débuts demeure ». Ce que Michamps célèbre, c’est moins un âge qu’une fidélité à une manière de faire : associer rigueur scientifique et proximité avec le terrain. « Nous ne fêtons pas seulement soixante ans d’existence, nous fêtons soixante ans d’un compagnonnage avec les agriculteurs et avec le territoire ».
Entre menaces et opportunités : la zone froide ardennaise
« Ici, a-t-il insisté, les défis sont immenses. Les prairies diminuent, les cultures progressent, les risques d’érosion et de lessivage des nitrates s’accentuent ». Le constat est sévère : chute du nombre d’exploitations et du cheptel, fragilité économique des fermes, pression croissante sur la qualité de l’eau et des sols.
Mais ce tableau n’est pas uniforme. Car dans le même temps, des opportunités s’affirment. L’autonomie fourragère, par exemple, devient une stratégie de résilience face à la volatilité des marchés mondiaux. L’agriculture biologique progresse rapidement, représentant déjà plus d’un hectare sur deux dans certaines parties de la zone. La diversification culturale s’installe, avec des fermes qui associent grandes cultures, prairies permanentes et élevage.
Un exercice prospectif audacieux
À l’opposé, le scénario tendanciel prolonge les difficultés actuelles : instabilité économique persistante, exploitations toujours moins nombreuses, contraintes administratives lourdes, dépendance accrue aux marchés mondiaux. Dans ce cadre, l’agriculture ardennaise se maintient, mais au prix d’une tension permanente, entre innovation et épuisement des acteurs.
Enfin, le scénario le plus sombre évoque un monde bouleversé par des crises climatiques, géopolitiques et énergétiques, où l’effondrement des systèmes alimentaires imposerait des pratiques de survie. Les campagnes redeviendraient des refuges contraints à l’autarcie, et les terres les plus fragiles seraient abandonnées ou rendues à la friche.
« L’avenir, a confié Sébastien Crémer, dépendra de notre capacité collective à maintenir une agriculture humaine, multifonctionnelle, ancrée dans le territoire ». Et d’ajouter, avec un regard tourné vers l’assistance : « La question n’est pas de savoir si nous aurons des crises, mais comment nous saurons y répondre. Le centre, par ses recherches et son rôle de médiation entre science et terrain, peut être un levier essentiel pour transformer les menaces en opportunités ».
Une aventure collective tournée vers l’avenir
Au terme de cette matinée, le message était clair : fêter 60 ans, ce n’est pas se retourner sur le passé, mais affirmer une continuité. Le Centre de Michamps se veut à la fois héritier d’une tradition scientifique et pionnier d’une agriculture durable.
« Nous célébrons bien plus qu’un anniversaire, a résumé Richard Lambert. Nous célébrons une vision, un engagement, la volonté de relever ensemble les défis de demain ».
Au-delà des discours, chacun percevait la portée de ce rendez-vous : rappeler qu’en ces temps incertains, au croisement de l’agriculture, de l’environnement et de la société, Michamps demeure un point d’ancrage. Un lieu où la science se met au service du territoire, et où la prairie ardennaise continue de nourrir non seulement les troupeaux, mais aussi une vision partagée de l’avenir rural.