Pac, climat, commerce : l’équation est-elle possible pour l’élevage ?
Le premier symposium européen sur la durabilité de la viande bovine a réuni, mi-novembre à Bruxelles, chercheurs, élus, éleveurs et responsables de filières. Au-delà des aspects strictement techniques, l’événement a cherché à replacer la production bovine dans une perspective plus large : souveraineté alimentaire, vitalité rurale, transition écologique. Derrière les chiffres et les bilans carbone, c’est la question du vivre-ensemble rural et du rôle structurant de l’élevage dans les territoires qui s’est invitée dans les échanges.
Pour l’un des intervenants, produire moins, dit-il, ne rend pas le monde plus durable; cela déplace seulement les impacts ailleurs. - M-F V.
Par : Marie-France Vienne
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Organisé conjointement par l’Apaq-w et Provacuno, l’interprofession espagnole de la viande bovine, la rencontre se voulait à la fois scientifique, politique et symbolique. Dans un contexte de recul du cheptel, de contestation sociale et de pression environnementale, c’est la notion de durabilité qui s’est imposée. Qu’il soit économique, social ou environnemental, cet enjeu est apparu comme le cœur d’un même questionnement : comment maintenir en Europe un élevage bovin viable, légitime et compatible avec les impératifs climatiques ?
« La durabilité ne se décrète pas, elle se construit »
Pour Javier Lopez, directeur général de Provacuno, la durabilité ne saurait être un simple habillage vert. Elle doit se concevoir comme une démarche collective, alliant ambition environnementale, viabilité économique et cohésion sociale. « Notre responsabilité, a-t-il insisté, n’est pas seulement de réduire les émissions, mais de garantir une production sûre, d’entretenir les territoires ruraux et de donner un avenir aux jeunes agriculteurs ».
Philippe Mattar, directeur de l’Apaq-W, a renchéri en rappelant la métamorphose du regard porté sur la viande. « Il y a 20 ans, on vantait le goût et la qualité. Aujourd’hui, le consommateur attend qu’elle incarne aussi des valeurs : la transparence, le respect de l’environnement, la santé publique. C’est une révolution silencieuse à laquelle la filière doit s’adapter ».
Le réalisme économique face aux contradictions européennes
La première table ronde, consacrée à la durabilité économique, a fait entendre les tensions et les paradoxes qui traversent l’élevage européen.
Pour l’eurodéputé wallon Benoît Cassart, parler de durabilité sans stabilité des revenus relève de l’illusion. Il a dénoncé le manque de cohérence entre les politiques agricoles et commerciales de l’UE. « On ne peut pas exiger plus de durabilité tout en signant des accords qui ouvrent le marché à des produits venus de pays aux normes bien plus faibles », a-t-il souligné, plaidant pour une « vision à 30 ans » plutôt que des ajustements au gré des crises. L’Allemand Heinz Osterloh, figure historique du commerce de la viande, a abondé dans le même sens. Il a rappelé les conséquences sociales de la fermeture des abattoirs de proximité, qui allonge les transports et éloigne les fermes de leurs territoires naturels. Dans un secteur où la marge se compte souvent en centimes, chaque kilomètre de trop menace la rentabilité et la résilience des exploitations.
Tous les orateurs ont mis en garde contre la tentation du simplisme : réduire les troupeaux européens, a rappelé Ruaraidh Petre, du « Global Roundtable for Sustainable Beef », reviendrait à externaliser les émissions vers des pays moins vertueux.
Face à ces constats, l’économiste Peer Ederer a tenté de replacer la discussion sur un terrain rationnel : celui des équilibres fondamentaux. Selon lui, la durabilité économique suppose avant tout de rémunérer équitablement chaque facteur de production–travail, capital et risque. Mais il a aussi invité à reconsidérer les « bénéfices invisibles » du bœuf européen : ses apports nutritionnels, sa contribution à la biodiversité, la vitalité des sols et le tissu social qu’il irrigue.
Enfin, l’Italien Luigi Scordamaglia, représentant de Filiera Italia, a livré une mise en garde contre les politiques jugées « idéologiques » de la précédente commission. Il a défendu une approche pragmatique : produire moins, dit-il, ne rend pas le monde plus durable ; cela déplace seulement les impacts ailleurs. « Renoncer à nos filières européennes reviendrait à importer de la viande produite dans des conditions beaucoup plus émettrices et beaucoup moins traçables », a-t-il observé.
Le lien social, colonne vertébrale de la durabilité
La deuxième table ronde a replacé la durabilité sur son terrain le plus concret : la vie des territoires. Les intervenants l’ont rappelé avec gravité : lorsqu’une ferme disparaît, c’est tout un écosystème local qui s’effondre : commerces, écoles, services, associations. Pour l’Irlandais Liam McHale, représentant de «l’Irish Farmers Association», le secteur bovin reste l’un des derniers piliers d’un modèle rural vivant. « Dans les campagnes d’Irlande, la ferme est le cœur battant du village. Elle fait vivre les cafés, les équipes de sport, les marchés. La perdre, c’est rompre la chaîne sociale qui relie les gens à leur terre ». L’eurodéputé autrichien Alexander Bernhuber a évoqué sa propre expérience d’agriculteur pour souligner la difficulté d’attirer la relève. Selon lui, la question n’est pas seulement économique : elle est existentielle. « Un jeune ne s’installe pas seulement pour produire. Il s’installe pour vivre dignement. Pour cela, il lui faut des infrastructures, du haut débit, des écoles, des perspectives. Sinon, les villages se vident ».
L’ancienne députée européenne française Irène Tolleret a élargi la réflexion à la question de la cohésion territoriale. Elle a plaidé pour des politiques locales, ancrées dans les besoins des habitants, et salué la montée en puissance des femmes dans l’agriculture. Celles-ci, selon elle, « apportent une approche du soin, de la durabilité et de l’innovation, qui modernise en profondeur la vision du métier ».
De ces échanges ressortait une conviction partagée : la durabilité sociale ne se décrète pas par décret, elle se cultive au quotidien, à travers la reconnaissance et la confiance.
L’environnement : replacer la science au cœur du débat
La troisième table ronde, consacrée à la durabilité environnementale, a permis d’aborder de front un sujet souvent simplifié à l’extrême : les émissions du bétail. Les scientifiques présents ont rappelé que le bœuf européen était aujourd’hui l’un des plus faibles émetteurs au monde par kilo produit, et que les progrès enregistrés depuis vingt ans étaient loin d’être négligeables.
Jean-Baptiste Dollé, responsable environnement à l’Institut de l’élevage, a insisté sur la nécessité d’une approche systémique. « On ne peut pas isoler le carbone du reste. Les prairies, les sols, l’eau, les animaux forment un tout. L’élevage, bien conduit, régénère les milieux plutôt qu’il ne les dégrade ». Fernando Estelles, professeur à l’Université polytechnique de Valence, a rappelé que ces progrès s’appuient sur des données mesurables et des innovations concrètes : amélioration des rations, valorisation des effluents, optimisation du pâturage.
«Il y a 20 ans, on vantait le goût et la qualité de la viande. Aujourd’hui, le consommateur attend qu’elle incarne aussi des valeurs » souligne Philippe Mattar.
Víctor Resco de Dios, spécialiste du changement global à l’Université de Lleida, a souligné le rôle clé des prairies permanentes dans la séquestration du carbone, qualifiant leur préservation de « levier essentiel pour le climat européen ».
Mais tous ont mis en garde contre la tentation du simplisme : réduire les troupeaux européens, a rappelé Ruaraidh Petre, du « Global Roundtable for Sustainable Beef », reviendrait à externaliser les émissions vers des pays moins vertueux. « L’Europe ne doit pas se battre contre son élevage, mais avec lui ».
Une stratégie collective pour l’avenir
La dernière table ronde, consacrée aux engagements durables du secteur, a réuni les représentants des interprofessions européennes. Guillaume Gauthier, président de la « Sustainable European Livestock & Meat Association »(Selma) et responsable des affaires sociales d’Interbev, a présenté une feuille de route claire : neutralité carbone, bien-être animal, traçabilité et formation. Pour lui, la durabilité doit être pensée comme une dynamique partagée, non comme une contrainte imposée. « Nos éleveurs entretiennent les paysages, maintiennent la vie économique et garantissent la sécurité alimentaire. L’Europe doit accompagner ces efforts avec des politiques cohérentes et stables ».
Javier Lopez, pour sa part, a insisté sur la dimension collective de la transition. « La durabilité n’est pas un état, mais un chemin. Elle suppose d’avancer ensemble, avec la rigueur de la science et le bon sens du terrain. » Les intervenants ont également abordé le sujet sensible des crédits carbone et des marchés environnementaux, perçus à la fois comme une opportunité et un risque. Tous ont convenu que le marché ne pouvait se substituer à la politique publique : « la transition écologique n’a de sens que si elle reste au service du bien commun ».
L’Europe rurale, entre fierté et vulnérabilité
Au terme de la journée, une tonalité d’espoir mesuré s’est dégagée. Derrière les chiffres et les controverses, l’élevage bovin européen cherche moins à se justifier qu’à se faire comprendre. Il ne revendique pas l’innocence, mais la complexité. Tous s’accordent à dire que la durabilité ne se résume pas à un indicateur de carbone ou à un ratio de rendement : elle relève d’une vision de société.
La durabilité n’est-elle pas la réconciliation du monde agricole avec son temps. Une réconciliation fragile, sans doute, mais plus nécessaire que jamais dans une Europe en quête de sens.
PolitiqueLors de l’après-midi de réflexion organisée par le Collège des Producteurs, l’économiste Philippe Ledent a replacé l’agriculture wallonne dans le contexte des transformations économiques, démographiques et géopolitiques qui marquent la décennie. En s’appuyant sur les forces structurelles qui remodèlent l’économie, il a esquissé, sans toutefois proposer de mode d’emploi, les repères politiques nécessaires à la résilience des filières. Son analyse mobilise une grille de lecture fondée sur la démographie, la démondialisation, la décarbonation, la digitalisation et la dette, dont l’interaction dessine désormais le paysage dans lequel l’agriculture devra évoluer.