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L’Europe rurale au féminin : la parité s’invite dans les sillons de la Pac

Le parlement européen a tout récemment été le théâtre d’un échange de vues concernant à la place des femmes dans l’agriculture et le renouvellement des générations. Derrière les chiffres, un constat : sans politiques ciblées et sans changement culturel, l’avenir rural européen risque de se construire encore au masculin.

Temps de lecture : 7 min

Depuis 2020, la semaine de l’égalité entre les femmes et les hommes s’est installée comme un rendez-vous annuel du parlement européen. Cette année, la commission de l’Agriculture (Comagri) a choisi d’y inscrire une question qui cristallise à la fois la crise démographique du monde rural et le déséquilibre persistant des rapports de genre : « Le renouvellement générationnel est une question de genre ».

La présidente Roberta Metsola, dans un message vidéo, a appelé à « créer une Europe plus juste, plus équitable et plus efficace ». Mais au fil des interventions, une réalité s’est imposée : le rajeunissement du monde agricole ne se fera pas sans une féminisation profonde de ses structures. Invitées à la tribune, Margaret Fischer, Joséphine O’Neill et Francesca Gironi, ont livré un panorama lucide de la situation, depuis les plaines autrichiennes jusqu’aux campagnes irlandaises et italiennes. Toutes décrivent la même fracture entre la parole politique et la vie réelle.

L’héritage masculin d’une terre européenne

« En 2019, près d’un agriculteur autrichien sur deux n’avait pas de successeur », a rappelé Margaret Fischer, directrice de l’ONG « Perspektive Landwirtschaft ». Sa structure met en relation des exploitants sans relève et des jeunes prêts à reprendre une ferme. Une démarche rendue nécessaire par la disparition des transmissions familiales et par la persistance des normes patriarcales.

Dans la plupart des États membres, la terre demeure avant tout une affaire d’hommes. En Autriche, seuls 13 % des transferts se font vers des filles, contre 66 % vers des fils. Ce schéma hérité du passé pèse lourdement sur la modernisation du secteur. « Transmettre une ferme, c’est aussi affronter sa propre mortalité. Beaucoup préfèrent repousser la décision », confie-t-elle.

Son ONG a développé une plateforme où propriétaires et jeunes candidats, souvent extérieurs au milieu agricole, se rencontrent. Une façon de briser le tabou et de montrer qu’une ferme peut être un bien commun, non une dynastie. 

Femmes de terrain, voix trop longtemps étouffées

Josephine O’Neill, présidente de « Macra Na Feirme », l’organisation des jeunes agriculteurs d’Irlande, a mis des mots sur la double peine que subissent les femmes : l’accès au foncier, d’abord, puis celui au crédit. En Irlande, 13,2 % seulement des exploitations sont dirigées par des femmes, un chiffre quasi stable depuis dix ans. « Les traditions familiales restent fortes, explique-t-elle. On transmet à un fils pour que la ferme garde le nom de la famille ».

À ces inerties s’ajoutent des obstacles culturels et matériels : absence de services de garde, manque de soutien financier, invisibilisation du travail féminin. « Les femmes ont longtemps tenu les fermes à bout de bras, mais leur rôle n’est ni reconnu ni valorisé », a-t-elle rappelé.

Son organisation a toutefois lancé plusieurs initiatives pionnières : des groupes de transfert de connaissances réservés aux femmes, le programme « Acorns », une initiative gratuite soutenue par le Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Marine de l’Irlande et axé sur le soutien des entrepreneures rurales en phase de démarrage, et un plan stratégique national intégrant une bonification de 60 % pour les investissements réalisés par des agricultrices. Ces dispositifs, encore fragiles, marquent une évolution des mentalités.

Des freins culturels à la lente conversion institutionnelle

« L’agriculture n’est pas seulement un métier, c’est un mode de vie », a rappelé Francesca Gironi, vice-présidente de « Coldiretti Donne » et représentante du Copa-Cogeca. Pour elle, la rénovation générationnelle ne peut être dissociée de la question de genre : « Les femmes qui choisissent de rester en zone rurale le font souvent au prix d’un renoncement à leur vie personnelle. Ce n’est pas acceptable ».

Son plaidoyer s’appuie sur un constat européen : à peine 30 % des exploitations sont dirigées par des femmes, et la plupart d’entre elles gèrent des structures de petite taille, souvent sous-capitalisées. L’accès au crédit reste plus difficile, les interlocuteurs bancaires continuant à percevoir les femmes comme des exploitantes « à risque ». Les services publics manquent, la connectivité reste lacunaire, et les coopératives agricoles demeurent des bastions masculins.

Mme Gironi plaide pour que la Pac post-2027 intègre un volet paritaire obligatoire. « Une politique agricole commune ne peut se réduire à une politique de subvention, dit-elle. Elle doit garantir aux femmes la possibilité réelle de choisir l’agriculture comme projet de vie. »

Les eurodéputés entre volontarisme et prudence

Les interventions des députés ont reflété la diversité, parfois la fracture, des sensibilités politiques.

Pour Camila Lauretti, il ne s’agit plus seulement d’équité, mais d’avenir : « Là où il y a des femmes, il y a de la vie, de l’innovation et de la durabilité. Si les femmes quittent les campagnes, c’est la vitalité même de l’Europe rurale qui s’éteint ».

D’autres ont salué les initiatives autrichiennes ou irlandaises, réclamant leur extension à l’ensemble de l’UE. Mais certains ont recentré le débat sur la rentabilité et les contraintes budgétaires : « Comment attirer les femmes dans un secteur que la Commission appauvrit chaque année ? », s’est emporté un député conservateur, dénonçant les coupes de 20 % prévues dans les aides directes et les effets du libre-échange sur la compétitivité.

La présidente Roberta Metsola, dans un message vidéo, a appelé à « créer une Europe plus juste, plus équitable et plus efficace ».
La présidente Roberta Metsola, dans un message vidéo, a appelé à « créer une Europe plus juste, plus équitable et plus efficace ». - UE.

Les échanges ont révélé l’écart entre les discours sur l’égalité et les réalités structurelles de la Pac, souvent pensée sans perspective de genre. La députée italienne Maria Noichl, rapporteure sur l’entrepreneuriat féminin en zone rurale, a résumé la tension : « L’égalité n’est pas un supplément moral, c’est une condition de survie ».

La commission promet une Pac plus inclusive

Le représentant de la commission européenne a tenté de rassurer. L’égalité entre les femmes et les hommes, a-t-il rappelé, figure désormais parmi les « valeurs fondatrices de l’Union ». La stratégie pour le renouvellement générationnel, adoptée en 2023, fait explicitement de la parité un levier de performance économique. Selon les études citées, l’amélioration de la participation féminine pourrait faire croître le PIB européen de près de 10 % d’ici 2050.

Des progrès existent : l’Espagne et l’Irlande ont introduit des bonifications pour les agricultrices, et l’UE finance des programmes de recherche tels que « Grass Ceiling » ou « Fiera », dédiés à l’innovation féminine dans l’agriculture. Une plateforme européenne des femmes dans l’agriculture sera lancée en 2026 pour partager les expériences nationales.

Mais les observateurs restent prudents. Sans objectifs contraignants ni collecte systématique de données ventilées par genre, ces annonces risquent de se diluer dans le quotidien administratif de la Pac.

Donner un visage féminin à la ruralité européenne

Les deux rapporteurs de la Comagri, Christine Singer et Maria Walsh, ont conclu la séance en appelant à des mesures tangibles : mentorat pour les jeunes agricultrices, protection sociale renforcée, partage des tâches au sein des fermes familiales, et surtout reconnaissance juridique du travail féminin. « Beaucoup de femmes travaillent sans statut, sans droits sociaux, sans retraite, a souligné Christine Singer. L’égalité ne se décrète pas, elle se construit dans les contrats, les héritages et la propriété. »

Maria Walsh a rappelé que 83 % du territoire européen est rural et qu’« un tiers de la main-d’œuvre agricole est féminin ». Pourtant, ce potentiel reste inexploité. « La parité n’est pas une question symbolique. Elle est essentielle à la sécurité alimentaire, à la survie des villages et à la cohésion de l’UE ».

L’avenir rural se joue au féminin

Le débat s’est achevé sur une note lucide mais volontariste. Tous s’accordent à reconnaître que les femmes incarnent aujourd’hui une forme d’innovation agricole, multifonctionnalité, circuits courts, agroécologie, accueil social, qui redéfinit le rapport entre terre, société et économie.

Mais sans politique volontariste, ces initiatives resteront isolées. « Si nous perdons les femmes, nous perdons nos écoles, nos commerces, nos villages », a lancé Margaret Fischer, dans une phrase reprise par plusieurs députés.

L’avenir de l’agriculture européenne se jouera donc autant dans les champs que dans les mentalités. Car au-delà de la parité, c’est bien la capacité de l’Europe à redonner du sens et de la dignité à son monde rural qui est en jeu.

Marie-France Vienne

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