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Le pari artisanal de la Filature du Hibou

À Boninne, près de Namur, Frédérique Bagoly a créé la première micro-filature du continent européen. Depuis 2009, la Filature du Hibou redonne une valeur à la laine des petits troupeaux belges, longtemps négligée, et accompagne éleveurs, étudiants et amateurs vers une redécouverte de ce matériau ancestral. À rebours des logiques industrielles, son atelier raconte un autre rapport au temps, au geste et à l’animal.

Temps de lecture : 9 min

Pendant des décennies, personne ou presque ne s’est ému de la disparition de la laine dans le paysage textile belge. Les élevages ovins étaient trop petits pour intéresser l’industrie. Les toisons, bien que parfois de grande qualité, finissaient exportées à bas prix. Beaucoup étaient simplement détruites : peu nombreuses, hétérogènes, difficiles à trier, et dépourvues de filatures locales capables de les transformer.

Un pan de culture oublié

Ce paradoxe, dans un pays agricole où la laine, ressource millénaire, n’a plus d’usage, marque profondément Frédérique Bagoly. À l’époque, elle travaille dans le secteur de la protection de la nature. La psychologie, qu’elle a étudiée, l’a sensibilisée à la question du lien : lien aux paysages, lien aux animaux, lien aux gestes. Et c’est justement ce lien qui semble rompu.

L’approche artisanale de Boninne est un acte à rebours: elle réintroduit du temps, du geste, du coût réel.
L’approche artisanale de Boninne est un acte à rebours: elle réintroduit du temps, du geste, du coût réel. - M-F V.

Elle découvre que chez nous la tonte est obligatoire, mais la laine n’a pas de débouché. Elle s’accumule comme un déchet. Là où d’autres voient un résidu encombrant, elle voit une matière négligée, un potentiel inemployé, un pan de culture oublié.

C’est en cherchant une alternative qu’elle tombe sur un outil canadien, presque confidentiel : le mini-mill, un système de micro-filature conçu pour les petits élevages nord-américains. Un outil léger, modulaire, capable de transformer quelques kilos de laine, là où l’industrie classique exige des tonnes.

Installation d’une micro-filature dans une ferme encore en activité

Frédérique achète le mini-mill, le fait venir au cœur de la Wallonie et l’installe dans la ferme du château à Boninne, exploitée par Anne-France et Christophe Tasiaux, des éleveurs qu’elle connaît depuis des années. Les locaux sont vastes, les accès pratiques, les volumes adaptés. Surtout, la ferme vit encore : brebis, grandes cultures, moulin à grains. L’atelier s’inscrit dans un paysage agricole actif, pas dans une scénographie.

C’est à ce moment que le nom de la filature trouve son sens. « Bagoly », le patronyme hongrois de Frédérique, signifie hibou. Elle découvre cette traduction avec amusement, comme une coïncidence révélatrice : un oiseau nocturne, attentif, patient, discret, autant de qualités qui évoquent le travail lent, méticuleux et presque méditatif de la fibre. Donner ce nom à l’atelier, c’était ancrer un projet nouveau dans une racine ancienne, et offrir à la filature un emblème aussi personnel que symbolique.

La filature produit du feutre, issu des nappes cardées : matière dense, chaude, respirante, utilisée pour  des vêtements, des doublures, des couvre-lits,  des sous-matelas.
La filature produit du feutre, issu des nappes cardées : matière dense, chaude, respirante, utilisée pour des vêtements, des doublures, des couvre-lits, des sous-matelas. - M-F V.

La filature reste indépendante de la ferme, mais des liens se créent. Frédérique achète chaque année une partie de la laine du troupeau des Tasiaux, composé principalement de Laitiers belges, une race rustique dont la fibre, plus longue et plus régulière que celle de la Lacaune, convient mieux au filage. Elle complète ses achats chez des tondeurs partenaires, sillonnant Wallonie et Flandre pour repérer les meilleures toisons, dont certaines variétés rares comme le Texel gris.

D’emblée, la filature se distingue : elle est la première micro-filature du continent européen, adaptée aux petits lots de 5 à 50 kg. Un modèle qui, par définition, ne cherche pas l’industrialisation, mais la finesse, la traçabilité, le sens.

Le petit laboratoire d’une grande matière : comment renaît un fil

L’atelier se parcourt comme une succession de seuils : lavage, ouvraison, cardage, étirage, fileuse, retordeuse, mise en écheveaux. Chaque machine raconte une histoire de patience et de précision. Rien n’est automatisé. Rien n’est rapide. Pourtant, tout commence ailleurs. Une laine parfaite suppose une brebis bien nourrie, un couchage propre, une tonte professionnelle. De mauvaises conditions introduisent de la paille, de la poussière, des fibres cassées, autant de défauts irrémédiables.

« On ne peut pas faire du bon fil avec une mauvaise toison », insiste Frédérique. Elle encourage les éleveurs à travailler avec des tondeurs qualifiés. La matière n’est jamais neutre : elle porte la marque du troupeau, de la saison, du geste initial.

Le parcours de la fibre

Une fois la laine arrivée à Boninne, elle est lavée longuement, puis « ouverte » pour être aérée. Le cardage aligne les fibres et les transforme en rubans réguliers. Le banc d’étirage calibre ces rubans jusqu’à obtenir la densité souhaitée. La fileuse donne ensuite corps au fil, fin ou épais selon la demande. Le retordage, opération délicate, associe plusieurs brins pour renforcer la tenue. Enfin, les écheveaux sont formés manuellement.

Ce processus s’étend parfois sur plusieurs jours. La filature traite environ deux tonnes de laine par an, une quantité infime à l’échelle industrielle, mais colossale pour une structure artisanale à deux personnes. Elle produit aussi du feutre, issu des nappes cardées : matière dense, chaude, respirante, utilisée pour des vêtements, des doublures, des couvre-lits, des sous-matelas. Ces derniers reviennent aujourd’hui en force, portés par un intérêt croissant pour les matériaux naturels.

Un public inattendu : des éleveurs, des hobbyistes, des designers,

La clientèle de la filature s’est diversifiée au-delà de ce que Frédérique imaginait. Il y a les éleveurs belges, bien sûr, attachés à leur troupeau et désireux de valoriser leur matière. Beaucoup sont des éleveurs laitiers, dont la relation quotidienne avec leurs animaux renforce le désir de conserver une trace : un fil issu de leurs brebis.

Mais viennent aussi des éleveurs de France, d’Espagne, d’Italie, qui ne trouvent plus chez eux de structures capables de transformer de petites quantités. La disparition des filatures européennes a laissé des déserts techniques : en Belgique, la filature de Boninne est devenue une oasis. Les hobbyistes représentent une autre part de sa clientèle : propriétaires de deux ou trois moutons, ou même simples voisins qui récupèrent la laine d’un troupeau voisin et découvrent un univers insoupçonné. Ils apprennent à trier, à laver, à comprendre une matière dont ils ignoraient tout.

La filature traite environ deux tonnes de laine par an, une quantité infime à l’échelle industrielle,  mais colossale pour une structure artisanale.
La filature traite environ deux tonnes de laine par an, une quantité infime à l’échelle industrielle, mais colossale pour une structure artisanale. - M-F V.

Et puis il y a un public croissant : les étudiants en design textile. Leur présence est l’un des signes les plus encourageants du renouveau laineux. Ils réalisent parfois leur mémoire avec du fil produit ici, explorent les possibilités du feutre, inventent des textures, questionnent la circularité des matières. Dans leurs pas, la laine cesse d’être un vestige pour redevenir une inspiration.

Un fil qui s’arrête trop tôt : le verrou du tricotage belge

Si la filature renaît, la filière, elle, reste incomplète. Ce qui manque, en Belgique, c’est l’étape suivante : le tricotage. Produire un pull 100 % belge, de la brebis au vêtement, est presque impossible aujourd’hui. Les ateliers encore actifs fonctionnent en coupé-cousu : ils tricotent des panneaux qu’ils découpent selon un gabarit. Cette technique entraîne des pertes considérables, incompatibles avec la laine de Frédérique, trop précieuse et trop coûteuse pour tolérer la moindre chute.

Pour faire un pull en « fully fashion », tricoté directement à la forme, sans découpe, il faudrait des machines industrielles spécifiques, autrefois courantes en Belgique mais aujourd’hui disparues. Frédérique pourrait tricoter elle-même, mais un pull adulte demande huit heures de travail intensif. Avec le coût du fil, elle devrait vendre la pièce 500 à 600 €. Ce serait un prix juste, mais hors d’atteinte pour la majorité des clients. Ainsi la filière s’interrompt. Le fil existe. Le pull ne peut naître. Cette frustration traverse tout le discours de Frédérique.

Économie et écologie : une équation à contre-courant

Le positionnement de la filature s’inscrit dans un contexte économique paradoxal. L’industrie textile mondiale, délocalisée, fonctionne sur la production massive de fibres synthétiques à bas prix. Les consommateurs, habitués à la vitesse et au coût minimal, ont perdu le sens des matières naturelles. La laine, pourtant renouvelable, biodégradable et locale, peine à se faire une place.

L’approche artisanale de Boninne est donc un acte à rebours : elle réintroduit du temps, du geste, du coût réel. Le résultat se voit dans les prix. Un écheveau peut coûter 16 € pour 100 g ; un pull tricoté main à partir de ce fil avoisine les 80 à 100 € de matière première, un investissement, certes, mais pour un vêtement qui peut durer vingt ans. La filature, elle, ne survit que par la complémentarité des activités : travail à façon, petite collection, ventes de fils, ateliers, formations, visites guidées. Elle fonctionne davantage comme un écosystème que comme une entreprise classique.

Transmission : un nouveau fil pour l’avenir

Frédérique le répète : ce qui la porte désormais, au-delà de la transformation de la laine, c’est la transmission. Elle observe que beaucoup de visiteurs, surtout des jeunes, cherchent des compétences manuelles, une forme d’autonomie, un ancrage matériel dans un monde numérique.

Elle organise donc des ateliers de tricot machine, de tricot main, de couture sur laine. Elle voit dans ces gestes redécouverts une manière de résister à l’effritement du lien matériel. « Quand on sait fabriquer quelque chose de ses mains, on le garde toute sa vie », dit-elle. Et ce savoir, une fois acquis, ne s’oublie pas. Cette dimension pédagogique rejoint son premier métier : elle ne se contente pas de filer de la laine, elle accompagne, elle guide, elle transmet. Ses visiteurs ne sortent pas seulement avec un fil : ils sortent avec une connaissance.

Dans un pays dépourvu de filatures industrielles, la Filature du Hibou joue aujourd’hui un rôle inattendu : celui d’un maillon fragile mais indispensable dans la reconstruction d’une filière lainière durable. Elle n’a pas vocation à produire massivement. Elle n’alimente pas les marchés internationaux. Elle ne prétend pas concurrencer les géants asiatiques ni les dernières filatures françaises. Mais elle prouve que, malgré l’effondrement industriel, une matière peut survivre, se transformer, se transmettre, se réinventer. En cela, elle agit comme un laboratoire de territoire.

Le futur : une interrogation plus qu’un projet

Lorsque Frédérique évoque l’avenir, ce n’est pas l’ambition qui domine, mais l’humilité. Elle espère simplement que la filature continuera à vivre, que les machines tourneront encore, que les éleveurs garderont le réflexe de valoriser leur laine, que les jeunes continueront à s’y intéresser. Elle sait que son activité est fragile, dépendante du coût de l’énergie, du prix de la main-d’œuvre, des aléas agricoles. Elle sait aussi qu’elle répond à une demande profonde, celle d’un retour aux matières, aux gestes, aux savoirs.

« J’espère que la filature a encore de beaux jours devant elle », dit-elle, comme on confie un souhait plus qu’un plan. Autour d’elle, les machines patientent, les écheveaux reposent en spirales régulières, et la laine, lavée, cardée, filée, semble attendre son prochain devenir.

La Filature du Hibou n’est ni un symbole, ni un vestige, ni une curiosité folklorique. C’est un atelier vivant, où un matériau ancestral redevient une ressource, où un territoire retrouve une mémoire, où un artisanat réapprend à respirer. Dans le ronronnement des machines, dans l’odeur chaude de la laine, dans la lenteur assumée du geste, quelque chose se répare : le lien oublié entre l’animal, la matière et l’humain. Et dans cette réparation, il y a peut-être, discrètement, une promesse d’avenir.

Marie-France Vienne

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