Du mouton à la laine : chronique d’une filière patiemment réinventée
À Fernelmont, dans sa maison ouverte sur les champs, Florence Momin a choisi de bâtir autrement. Architecte de formation, elle a quitté les plans et le béton pour les fibres et les couleurs. Dans son atelier « Sous le noyer », elle s’emploie à redonner corps à une filière textile wallonne, locale, traçable et exigeante, fondée sur la laine, longtemps reléguée au rang de déchet. Chaque fil y raconte un élevage, chaque couleur un paysage, chaque vêtement une chaîne humaine assumée de bout en bout.

Changer de matière sans renoncer à la structure

Quand la laine locale redevient une ressource
De cette contradiction naît « Sous le noyer ». Non pas comme une marque artisanale parmi d’autres, mais comme une tentative de reconstruction méthodique. Dès l’origine, elle fixe un cadre strict : travailler uniquement avec des élevages identifiés, refuser les mélanges anonymes, préserver une traçabilité totale, accepter les contraintes liées aux petits volumes. Il ne s’agit pas seulement de produire des vêtements, mais de reconstituer une chaîne cohérente, lisible, assumée.
Les débuts sont modestes. En 2021, l’atelier transforme une soixantaine de kilos de toisons, issues principalement des moutons de Marc Remy. Trois ans plus tard, près de 500 kg sont travaillés chaque année. Une montée en charge rapide, mais volontairement maîtrisée. « Je ne voulais pas brader, ni diluer le projet », explique-t-elle. La croissance n’a de sens que si elle ne compromet ni la qualité, ni la traçabilité.

Toutes les laines ne se prêtent pas au textile vestimentaire. Florence Momin parle d’ailleurs de « races vestimentaires » pour rappeler que la longueur de la fibre, sa finesse et son comportement déterminent les usages possibles. Le Texel, le Laitier belge et le Mergelland constituent aujourd’hui la base de son travail. Le Texel, régulier et gonflant, forme l’ossature des fils. Le Laitier belge apporte une douceur immédiate. Le Mergelland, plus rêche, trouve sa place dans les chaussettes : porté dans des bottes, soumis à la chaleur et à l’humidité du pied, il feutre naturellement, renforçant les zones de frottement sans recours à des fibres synthétiques. Là où l’industrie ajoute du polyamide, « Sous le noyer » s’appuie sur les propriétés intrinsèques de la laine.
La relation avec les éleveurs est centrale. Acheter la laine directement à la source permet de connaître les conditions d’élevage, de respecter le rythme de la tonte, et de travailler une matière dont les caractéristiques sont parfaitement identifiées. Après la tonte, les toisons sont triées une à une : les parties trop rêches ou souillées sont écartées, les fibres conservées sont stockées en balles, prêtes à être transformées. Ce travail discret, souvent invisible, constitue pourtant la première étape décisive de la filière.
Filature et traçabilité, le cœur de la chaîne
Florence Momin transporte elle-même les toisons jusqu’en filature. Le geste est lourd, chronophage, mais décisif. Aller sur place permet de discuter du fil à produire, d’évaluer la fibre, d’adapter les choix. « Une année n’est pas l’autre. Une toison n’est jamais identique. Un fil ne se décide pas sur catalogue ». À l’échelle d’une industrie textile mondialisée, ces allers-retours peuvent sembler dérisoires. Ils demeurent pourtant sans commune mesure avec les milliers de kilomètres parcourus par les chaînes de production classiques.
La couleur, un travail du vivant
De retour à Fernelmont, commence un autre travail, plus lent encore : la teinture naturelle. C’est ici que « Sous le noyer » affirme pleinement sa singularité. La couleur n’est jamais plaquée ; elle est construite, patiemment. Le processus débute par le mordançage, un bain d’alun et de crème de tartre destiné à ouvrir la fibre et à fixer les pigments. Les bains montent progressivement en température, sans jamais brusquer la laine, puis redescendent lentement. Le respect du rythme du vivant est central : un choc thermique suffirait à feutrer irrémédiablement la fibre.

Vient ensuite la décoction. Comme une infusion à grande échelle, réalisée à partir de plantes cueillies localement ou achetées sèches. Garance, tanaisie, reine-des-prés, feuilles et bogues de noyer composent une palette profondément ancrée dans le paysage. Certaines matières, comme la cochenille ou le bois de campêche, proviennent d’ailleurs. Leur présence ne contredit pas la démarche : leur pouvoir tinctorial exceptionnel permet de les utiliser en quantités infimes, sans commune mesure avec les teintures industrielles.
Contrairement aux idées reçues, la teinture végétale n’a rien de terne. Les couleurs obtenues sont profondes, parfois éclatantes. L’indigo, travaillé en cuve de fermentation selon un procédé distinct, ouvre d’autres registres. En superposant un bain jaune végétal et un passage à l’indigo, Florence Momin obtient toute une gamme de verts. Chaque année, de nouveaux essais sont menés. La couleur devient un terrain d’observation, étroitement lié aux saisons et au paysage.

C’est dans ce dialogue constant avec la matière que le nom « Sous le noyer » s’est imposé. L’arbre se dresse au-dessus de la maison, près de la cuisine. Il fournit des pigments presque toute l’année, du bourgeon au brou de noix. Plus qu’un symbole, il est un repère, une présence quotidienne. Il inscrit le projet dans le temps long, celui de la croissance lente et des cycles naturels.
Produire, transmettre, faire filière
Tous les vêtements ne sont pas tricotés à la main. Les gilets et pulls sont réalisés en coupé-cousu à l’atelier Levada, à Fleurus, à partir de laine filée localement. Ce choix permet de proposer des pièces à des prix accessibles, autour de 145 €. Le tricot main, reconnaît Florence Momin, serait réservé à une clientèle très restreinte. À l’atelier, elle tricote néanmoins bonnets, bérets, chaussettes et débardeurs, parfois en blanc puis teints, parfois à partir de laine déjà colorée. La matière guide toujours le geste. Au-delà de la production, « Sous le noyer » a fait du partage des savoir-faire un pilier de sa démarche. L’atelier propose régulièrement des initiations et des formations autour de la laine, ouvertes à tous : tricot pour débutants, apprentissage du jacquard, filage au fuseau, tissage, ainsi que des ateliers de teinture naturelle. Ces moments mêlent pratique et transmission théorique : on y découvre comment des plantes locales, oignons, tanaisie, rhubarbe, millepertuis, peuvent imprimer leurs nuances sur la fibre, comment la laine réagit à la chaleur, au temps et aux bains successifs.
Loin de toute logique d’animation ponctuelle, ces ateliers visent à réinvestir collectivement des gestes longtemps marginalisés, en donnant à chacun les moyens de comprendre la chaîne textile de l’intérieur. « Plus on sera nombreux à maîtriser ces gestes, plus la filière sera solide » aime à répéter Florence Momin. Coorganisatrice du salon « Made in Wool », elle observe l’émergence progressive d’un écosystème laine en Belgique, fait de feutriers, de tisserands, de tricoteurs et de producteurs de plantes tinctoriales.
À Fernelmont, sous le noyer, la laine n’est plus un déchet. Elle redevient une matière première, un savoir-faire, et, maille après maille, une filière à nouveau crédible.





