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Foule sentimentale

Le 1er juin 2019 est décédé Michel Serres, un philosophe français tout à fait génial et passionnant. Né dans le sud-ouest de la France en 1931, il était fils d’agriculteur et son parcours exceptionnel porte la marque indélébile de son atavisme paysan. Il était « clairvoyant », et sa pensée perçait les apparences pour découvrir les faces cachées des sentiments humains. Un de ses sujets favoris touchait bien entendu l’agriculture, son évolution au cours du vingtième siècle, et toutes les leçons à tirer pour mieux appréhender notre avenir.

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Avez-vous jamais lu Michel Serres ? Je vous le conseille sans restriction ! Il est drôle, percutant, et sans aucune prétention. Il était gaucher, une particularité qui me fascine toujours chez ceux qui la possèdent. Son nom de famille constitue un palindrome, c’est-à-dire qu’il peut être lu dans les deux sens, de gauche à droite, et de droite à gauche. Lui-même analysait son époque en la lisant dans tous les sens, et vous retournait vos convictions, vos certitudes, comme des vieilles chaussettes sales bonnes à jeter au panier à linge.

À propos de l’agriculture, il répétait à l’envi : « Nous avons perdu un monde. L’événement majeur du vingtième siècle est sans conteste la disparition de la paysannerie dans nos pays occidentaux. Elle est passée d’une immense majorité à une insignifiante minorité. ». Tout a changé autour de nous ; les agriculteurs sont devenus des étrangers, des émigrants, des aliens extraterrestres, dans des terroirs qu’ils occupent depuis des milliers d’années. La population qui nous entoure ne se contente plus d’une nourriture qui la rassasie : elle veut du bon marché en quantité ; elle veut de la santé, des émotions, du plaisir, le beurre, l’argent du beurre, et surtout le large sourire ultra-brite de la crémière imprimé sur le paquet. « Foule sentimentale », chantait Alain Souchon, manipulée et avide, toujours prête à aimer, puis à déchirer ce qu’elle a adoré…

Avec le vingt et unième siècle, une nouvelle génération « sentimentale » s’est levée, hyperconnectée à internet et aux réseaux sociaux, sensible aux problèmes environnementaux, désireuse de protéger l’avenir de la planète pour ses enfants, sans trop perdre tout de même son propre confort. Cette génération dite « Y » adopte des koalas brûlés dans les incendies en Australie, milite pour le bien-être animal, descend dans la rue pour le climat ; elle veut manger moins de viande, éliminer au maximum les molécules suspectes dans tout ce qu’elle consomme. C’est tout à fait légitime, même si cela ne plaît pas aux industries, aux vendeurs et utilisateurs de pesticides.

À ce propos, Michel Serres se refuse à séparer les pensées philosophiques des savoirs scientifiques. Il explique la réticence croissante des consommateurs envers les pesticides par une image toute simple : selon lui, il s’agit là d’un monde plongé dans la nuit noire, dans lequel on avance avec une lampe de poche. Certes, les scientifiques utilisent quant à eux des phares plus ou moins puissants, qu’ils braquent sur certaines zones, mais ils ne disposent pas, eux non plus, d’une vue d’ensemble et d’une vision des détails, comme en plein jour. Le citoyen lambda, quant à lui, évolue dans cette profonde obscurité avec sa petite loupiote, et découvre des choses inquiétantes ici et là, sans trop savoir si c’est vraiment dangereux ou non. Il n’est jamais rassuré.

Par exemple, si vous êtes attiré au rayon « pâtisserie » par un gâteau aux pommes très alléchant, il vous semble beaucoup moins appétissant après avoir lu l’étiquette des ingrédients, sur laquelle colorants et exhausteurs de goûts défilent en rang serré, émulsifiants, graisse de palme, conservateurs, etc : ça ne vend pas du rêve… Quand un citoyen de cette génération « sentimentale » apprend que le froment de son pain, les fruits et légumes reçoivent des traitements aux engrais liquides, fongicides, herbicides, il se sent en danger. Il voulait acheter un aliment sain, et on lui propose un produit commercial, forcé artificiellement. Tous ces produits chimiques utilisés ont reçu des agréations et sont soumis à des contrôles sévères, mais le consommateur n’est pas confiant. Ainsi, mon grand-père me racontait qu’à l’âge de quinze ans, sa mère lui donnait des cigarettes comme s’il s’agissait de friandises, de plaisirs innocents. En 1920, les gens ne savaient pas que la nicotine et les goudrons du tabac étaient très dangereux. Il en est peut-être de même aujourd’hui pour toutes ces molécules chimiques dispersées dans la nature ? Voilà qui pourrait inquiéter les consommateurs, et encore davantage les cultivateurs qui manipulent ces « poisons » à longueur de saisons. On comprend mieux l’engouement croissant pour l’agriculture biologique, laquelle rassure et donne des garanties, de manière objective et subjective.

Lors de l’un de ses dernières interviews, Michel Serres engageait ses lecteurs à faire de longues pauses, à s’asseoir pour réfléchir, à prendre le temps de penser. La société d’aujourd’hui fonctionne dans l’action, beaucoup trop peu dans la réflexion. Quand un dysfonctionnement ou un mode de fonctionnement délétère est pointé du doigt, les responsables incriminés s’offusquent, regardent le doigt et tapent dessus, et ne remettent nullement en question leur manière de travailler. Ils ne regardent même pas ce que le doigt leur a désigné !! Pourquoi s’étonner et râler, par exemple, quand la « foule sentimentale » ne veut plus des pesticides agricoles ? Agriculteurs, maraîchers, pépiniéristes et horticulteurs doivent en prendre conscience et s’adapter, même s’il leur en coûte d’admettre que le côté « sentimental » de leurs produits prend le pas sur les réalités agronomiques du terrain.

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